LES FACTEURS STRUCTURELS DE L’ÉCONOMIE AMÉRICAINE LAISSENT ENTENDRE QU’IL SERAIT DIFFICILE ET ONÉREUX, VOIRE IMPOSSIBLE, DE RÉALISER UN OBJECTIF AVOUÉ DE LA POLITIQUE TARIFAIRE AMÉRICAINE (RAPATRIER LA CAPACITÉ MANUFACTURIÈRE)

  • L’orientation de la politique commerciale des États-Unis reste fragmentée et ambiguë; or, l’une des nombreuses intentions avouées de la politique commerciale américaine actuelle consiste à accroître l’emploi dans l’activité manufacturière. C’est ce qu’on vise essentiellement à réaliser grâce aux sanctions tarifaires destinées à encourager la production intérieure et à se défaire des importations.
  • Se défaire complètement des importations est irréaliste. Or, puisqu’il s’agit d’un objectif avoué de la politique, il est utile de se pencher sur la question dans un exercice de réflexion. Notre analyse nous apprend que pour porter la production manufacturière intérieure aux niveaux nécessaires pour remplacer complètement les importations, il faudrait augmenter de près des deux tiers le nombre de travailleurs à l’heure actuelle dans ce secteur.
  • Selon ce scénario, l’emploi dans le secteur manufacturier atteindrait un sommet sans précédent dans les annales américaines, et les besoins en recrutement seraient l’équivalent d’environ 6 % de l’ensemble de la population active du secteur privé des États-Unis. Même dans les autres scénarios dans lesquels on double la productivité, ce secteur devrait quand même recruter près d’un tiers de plus de travailleurs que ceux qui sont à son service aujourd’hui.
  • Pour compliquer la question, les entreprises manufacturières sont déjà aux prises avec des pénuries de main‑d’œuvre. Environ une entreprise manufacturière sur cinq déclare ne pas être en mesure de recruter assez de travailleurs pour maintenir sa production complète.
  • En outre, les vents contraires démographiques et les baisses dans les influx migratoires auront probablement pour effet d’amenuiser le bassin des travailleurs disponibles nécessaires pour s’acquitter de ces fonctions alors même que la demande augmente. Puisque le taux de chômage est actuellement de 4 % aux États-Unis, un choc de cette ampleur (si on tente d’y arriver) ferait pencher lourdement la balance en faveur du risque de résultats stagflationnistes.
  • Ceci dit, on ne sait pas vraiment s’il sera essentiel d’éviter les résultats économiques défavorables dans la détermination des politiques qui seront mises en œuvre dans le court terme. Les observateurs devront faire preuve de vigilance à propos des conséquences (directes et indirectes) délétères potentielles de ces interventions dans la consommation, l’inflation et les parcours des taux d’intérêt.

VOLER TROP PRÈS DU SOLEIL

Les décideurs américains ont dans leur ligne de mire la croissance de l’emploi dans le secteur manufacturier. Bien qu’il s’agisse d’un objectif valable de la politique officielle, il sera probablement difficile et coûteux de l’atteindre et il faudra compter des années, même dans des circonstances idéales. L’approche avouée de l’administration américaine dans la croissance de l’emploi consiste à attirer les entreprises manufacturières d’autres pays en créant des barrières importatrices contre l’accès au marché américain, comme le précise le « Programme de la politique commerciale 2025 du président ». Si on réduit les importations, le programme veut qu’en théorie, on crée des emplois dans le secteur manufacturier puisque la production intérieure devrait augmenter pour compenser le fléchissement des courants commerciaux.

En visant l’autonomie, il faudrait produire plus de biens manufacturés sur le marché intérieur, ce qui réclamera aussi plus d’intrants — soit les capitaux et de la main-d’œuvre. Dans un scénario à long terme dans lequel cet objectif serait atteint, il faudrait réunir plusieurs critères. Ce rapport porte essentiellement sur les besoins en main-d’œuvre associés à cette croissance potentielle, puisque les États-Unis auraient besoin d’un nombre suffisant de travailleurs spécialisés pour accroître la production et la porter aux niveaux nécessaires. Même si les marchés du travail américains sont célèbres pour leur productivité et que l’activité manufacturière est moins prépondérante en main-d’œuvre qu’elle ne l’a jamais été, la substitution complète des importations générerait quand même une demande substantielle de travailleurs. Cette évolution se produirait dans un environnement dans lequel l’immigration est réduite, les efforts de déportation sont renouvelés et la population baisse dans l’ensemble du pays; tous ces facteurs permettraient plus difficilement de recruter les talents nécessaires si la demande devait augmenter dans les prochaines décennies.

Pour commencer, la substitution complète des importations obligerait à augmenter considérablement la production manufacturière dans différents secteurs. Pour remplacer les importations de produits finaux manufacturés aux États-Unis, il faudrait accroître la production d’environ 36 %, et cette croissance varierait dans les différents sous‑secteurs. Certains sous‑secteurs, comme les ordinateurs et les produits électroniques ainsi que le matériel électrique, devraient augmenter leur production de plus du double des volumes actuels (graphique 1). Pour certains produits textiles, il faudrait rehausser la production de plus de 500 %, puisque les valeurs actuelles des importations dépassent nettement la production intérieure. Il faudrait interpréter ces estimations de la croissance de la production dans les limites inférieures de la fourchette, puisqu’elles ne tiennent pas compte des importations de biens intermédiaires (soit les intrants) qu’il faudrait aussi produire dans le marché intérieur. La substitution de ces biens intermédiaires, qui représentait en 2022 environ 17 % du total des importations de biens, pourrait se révéler difficile pour des raisons qui dépassent l’accroissement de la production, puisque les règles sur les brevets ou sur la propriété intellectuelle pourraient limiter l’offre de solutions de rechange intérieures comparables aux importations actuelles. 

Pour augmenter la production d’autant, il faudrait hausser le nombre de travailleurs de 61 % par rapport à ceux qui travaillent aujourd’hui dans l’industrie manufacturière, ce qui équivaut à recruter 5,7 % de la population active totale du secteur privé aux États-Unis (graphique 2). Les sous‑secteurs de l’industrie manufacturière employaient 12,8 millions de travailleurs dans ce pays en date de décembre 2024. Si la production par travailleur restait constante, pour l’augmenter d’autant, il faudrait embaucher 7,7 millions de travailleurs à temps plein de plus; cette hausse de 61 % porterait à 20,5 millions de travailleurs environ le total des emplois du secteur manufacturier. C’est dans l’industrie de la fabrication des ordinateurs et des produits électroniques, dans la construction d’automobiles et la fabrication de pièces détachées ainsi que dans le vêtement qu’il faudrait mobiliser le plus grand nombre de travailleurs supplémentaires : chacune de ces activités aurait besoin de 1 million à 1,7 million de travailleurs de plus. À ce niveau, l’emploi dans le secteur manufacturier progresserait pour passer de 9 % à plus de 15 % de la population active totale du secteur privé aux États-Unis, niveau sans précédent depuis le début de 2001 avant que la Chine fasse partie de l’OMC. En chiffres réels, l’emploi dans le secteur manufacturier serait supérieur d’environ 5 millions de travailleurs à ce qu’il était en 2001 (graphique 3). 

Même dans les scénarios dans lesquels la croissance de la productivité fait des pas de géant, la demande de travailleurs resterait astronomiquement élevée. Les investissements considérables consacrés aux infrastructures pour rapatrier l’activité manufacturière pourraient aussi apporter à la productivité des améliorations qui réduiraient la demande potentielle de travailleurs. Or, même dans les scénarios (très) optimistes dans lesquels la productivité manufacturière doublerait, il faudrait toujours, dans l’ensemble, recruter près de 4 millions de travailleurs supplémentaires. Dans ce scénario, l’activité manufacturière représenterait quand même plus de 12,3 % du nombre total de travailleurs américains dans le secteur privé, ce qui est sans précédent depuis 2006. Autrement dit, la substitution de la totalité des importations obligerait à accroître considérablement le nombre de travailleurs et la productivité, et un décalage d’une part devrait être compensé, d’autre part, par des gains probablement irréalistes de niveaux.

L’OFFRE AVANT LA DEMANDE

Pour atteindre cet objectif, il faudrait compter (au minimum) des années; or, la conjoncture et les tendances actuelles indiquent que même les premiers pas à franchir affronteraient des vents contraires. Par exemple, les entreprises manufacturières ont déjà de la difficulté à attirer suffisamment de travailleurs pour pourvoir les postes libres. Au T3 de 2024, 21 % d’entre elles indiquaient que le nombre insuffisant de travailleurs les empêchait de produire au maximum de leur capacité, selon les chiffres qui variaient par sous‑secteur (graphique 4). Ce constat a baissé après avoir culminé dans la période postpandémique; or, il indique toujours que les entreprises sont aux prises avec d’énormes difficultés dans le recrutement et la fidélisation de travailleurs compétents. Il se peut que les pénuries de main-d’œuvre soient en quelque sorte compensées par l’augmentation des salaires industriels afin d’attirer plus de travailleurs; toutefois, cette solution aurait des effets d’entraînement. Tout d’abord, elle ferait augmenter encore les coûts des biens manufacturés, ce qui pourrait mener à l’inflation et à la baisse de la consommation. Deuxièmement, elle pèserait sur les salaires non manufacturiers, qui seraient portés à des niveaux qui pourraient hausser les coûts dans d’autres secteurs (surtout si la concurrence augmente pour un bassin modeste de travailleurs), ce qui embraserait également l’inflation. Troisièmement, la hausse des salaires dans les secteurs des produits échangeables et dans les autres secteurs pourrait faire augmenter les taux de change réels, ce qui pénaliserait la compétitivité des exportations. Si l’objectif absolu consiste à recruter à long terme un plus grand nombre de travailleurs dans le secteur manufacturier, la première étape, avant de mettre en œuvre des politiques consacrées à la substitution des importations, devrait consister à promouvoir les solutions dans la colonne de l’offre de main-d’œuvre pour permettre de pourvoir les postes libres existants, par exemple la formation des travailleurs et les efforts de déréglementation. 

Les mesures migratoires pourraient aggraver les difficultés de l’offre de travailleurs, en exacerbant les pénuries de travailleurs existantes avant même que se matérialise la croissance de la demande de travailleurs. Les citoyens naturalisés et non américains représentaient environ 20 % de la population active dans le secteur manufacturier en 2023, et ce secteur intervenait pour environ 10 % dans l’ensemble de l’emploi des immigrants aux États-Unis. Selon les projections du Census Bureau des États-Unis, si l’immigration baisse ou s’amoindrit, la population américaine commencera à se réduire dans les deux prochaines décennies (graphique 5). Ces baisses pourraient encore nuire à l’offre de travailleurs, ce qui empêcherait d’assurer la croissance de la demande souhaitée, puisque ces deux tendances se dérouleraient probablement à l’inverse l’une de l’autre. Si les taux de déportation augmentent substantiellement, les difficultés pourraient être encore exacerbées. Les données de 2022 du Pew Research Centre nous apprennent que le secteur manufacturier emploie le plus grand nombre de travailleurs non autorisés dans tous les secteurs dans 14 États différents, ce qui veut dire que ces travailleurs représentent au moins une certaine part de l’offre de main-d’œuvre dans ce secteur et que les efforts de déportation pourraient avoir pour effet de réduire la taille actuelle de la population active. Les efforts de déportation pourraient aussi amoindrir le bassin de travailleurs disponibles à recruter afin de pourvoir les postes inoccupés, dont le nombre est appelé à augmenter, ce qui pourrait aussi être le cas des autres efforts menés dans le cadre des politiques pour réduire les influx migratoires.

Puisqu’il s’agirait d’un projet à long terme et que la demande de main-d’œuvre augmenterait à la longue, les vents contraires démographiques défavorables préfigurent un risque réel. Le Census Bureau des États-Unis prévoit que le ralentissement de la croissance de la population pèsera sur la croissance économique à terme, puisque le total de l’emploi est appelé à croître de 0,4 % à peine d’ici 2033, ce qui représente une baisse par rapport au taux de croissance de 1,3 % constatée pour la période comprise entre 2013 et 2023. Cette prévision pourrait produire des chocs encore plus importants dans le secteur manufacturier, dans lequel la croissance de l’emploi devrait être inférieure à cette moyenne (moins de 0,1 %). Dans la prochaine décennie, l’industrie manufacturière devrait dans l’ensemble, selon les projections, recruter moins d’un huitième du nombre de travailleurs par rapport au recrutement effectué au cours de la décennie précédente. À défaut d’un scénario dans lequel les tendances démographiques connaissent des revirements structurels et dans lequel les courants migratoires se déroulent dans le haut des fourchettes potentielles, tout porte à croire qu’il y aura moins de travailleurs dans le secteur manufacturier à long terme pour des raisons qui sont largement indépendantes de la volonté de toute administration, quelle qu’elle soit.

LA VIGILANCE ÉTERNELLE

Si on consacre quand même des efforts à l’ensemble de ce programme et de cette approche, les observateurs devraient surveiller attentivement les indicateurs économiques pour évaluer les signes de détresse économiques. La preuve apportée par les précédents cycles tarifaires laisse entendre que les effets négatifs des politiques tarifaires sur l’emploi dans le secteur manufacturier l’emportent sur les effets positifs. Or, si l’administration adopte quand même ces mesures, il faudrait surveiller plusieurs indicateurs phares pour apporter un éclairage sur les effets orientationnels potentiels. Une hausse de l’embauche équivalente à un ordre de grandeur compris entre 3 % et 6 % de la population active, surtout dans une économie américaine dont le rendement est supérieur au potentiel, et dans laquelle le chômage se chiffre actuellement à 4,1 %, alors que le pays est aux prises avec une baisse de la population, ferait augmenter considérablement les salaires et l’inflation même si la productivité progressait spectaculairement. Accentué par les risques tarifaires (incertains), un choc de cette ampleur sur l’offre pourrait donc se répercuter sur les parcours des taux d’intérêt. En outre, la hausse des tarifs pour les porter à des niveaux suffisamment élevés afin de substituer l’ensemble des importations aurait probablement d’importants effets stagflationnistes, puisque l’inflation pourrait augmenter alors que la consommation baisserait, ce qui viendrait modérer les perspectives de croissance des États-Unis. Compte tenu de toute cette vive incertitude, il sera essentiel de surveiller l’évolution de la conjoncture et les décisions pour connaître l’orientation des données — et des politiques — à mesure que les semaines avancent.

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