• Nettement plus de la moitié de la flambée de l’inflation observée au Canada s’explique par des facteurs mondiaux et les blocages de l’offre. L’impact de ces facteurs est essentiellement transitoire; or, ils ont eu pour conséquence de se répercuter sur les attentes inflationnistes et sur la politique monétaire.
  • Des facteurs relevant strictement de l’économie intérieure expliquent une part modeste, mais importante de l’inflation. Les programmes d’aide pandémiques destinés aux entreprises et aux ménages créent la demande excédentaire que connaît le pays. N’eût été ces mesures d’aide, le Canada serait toujours en situation d’offre excédentaire.
  • Si la hausse qui en résulte pour l’écart de production intervient seulement pour moins de la moitié d’un point de pourcentage dans la flambée de l’inflation depuis la fin de 2019, elle intervient à hauteur de 125 points de base dans le durcissement total attendu par la Banque du Canada.
  • Autrement dit, sans ces programmes, le taux directeur de la Banque du Canada n’aurait pas à être supérieur au taux neutre.

Les facteurs qui portent l’inflation au Canada et, en conséquence, la capacité de la Banque du Canada à mater l’inflation font débat. Certains considèrent que l’inflation est essentiellement transitoire et tributaire de facteurs qui débordent le rayon d’action ou d’influence des décideurs canadiens. Si c’était vrai, les tentatives de la BdC de réagir à ces pressions inflationnistes imposeraient un fardeau inconsidéré aux entreprises et aux ménages canadiens à l’heure où elle freine l’activité économique pour faire baisser l’inflation.

Nous faisons appel à notre modèle de prévisions macroéconométrique pour cerner les causes de la hausse de l’inflation depuis la fin de 2019 et pour connaître l’intervention monétaire nécessaire. Nos travaux nous amènent à faire quelques observations essentielles :

a.      On peut attribuer à des facteurs mondiaux ou étrangers environ 50 % de la flambée inflationniste observée depuis la fin de 2019. Il s’agit entre autres de l’inflation américaine, des cours des produits de base et des mouvements dans les taux de change.

b.      Les blocages de l’offre, qui s’expliquent essentiellement par l’évolution de la conjoncture à l’échelle mondiale, représentent une autre part de 35 % de la flambée inflationniste.

c.      L’aide budgétaire saluée, mais probablement exagérée du gouvernement fédéral en réaction à la pandémie (Prestation canadienne d’urgence, Prestation canadienne de la relance économique, Subvention salariale d’urgence du Canada et Programme de supplément de l’Allocation canadienne pour le logement) a eu un profond retentissement sur l’écart de production. Nous estimons que ces programmes ont haussé d’environ 1,3 point de pourcentage l’écart de production, ce qui laisse entendre que la demande excédentaire que nous constatons aujourd’hui au Canada n’existerait pas sans ces programmes d’aide.

d.      Malgré l’impact considérable de ces programmes sur l’écart de production, l’incidence empirique de l’écart de production sur l’inflation est modeste, ce qui nous amène à estimer que les transferts gouvernementaux représentent environ 0,45 point de pourcentage dans la flambée de l’inflation que nous observons depuis la fin de 2019.

e.      Si cette part de 0,45 point de pourcentage est modeste compte tenu de l’ampleur des autres facteurs porteurs de l’inflation, il faut quand même mener une intervention monétaire substantielle. Nous estimons qu’une part pouvant atteindre 125 points de base dans la hausse totale de 400 points de base à laquelle nous nous attendons aujourd’hui (entre 0,25 % au début de la phase du durcissement et notre point terminal attendu de 4,25 %) est une réaction aux mesures d’aide pandémique.

Dans nos prévisions, nous supposons que l’inflation baissera graduellement dans les 12 à 18 prochains mois. L’inflation devrait s’établir en moyenne aux environs de 6,8 % cette année, puis plonger à 4,0 % l’an prochain et revenir sur la cible de 2 % de la Banque du Canada en 2024. Une grande partie de la baisse de l’inflation découle d’une inversion des facteurs mondiaux qui ont fait augmenter l’inflation au Canada et ailleurs. Ces facteurs (soit essentiellement les cours des produits de base et les blocages de l’offre) ont surtout dénoué les gains réalisés dans la dernière année et semblent se répercuter peu à peu sur l’inflation. Nous nous attendons à ce que cette tendance se poursuive. Le durcissement de la politique monétaire se répercutera également sur l’inflation, puisqu’il vient ralentir l’économie intérieure, qui est aujourd’hui manifestement en territoire de demande excédentaire. Nous nous attendons à ce que la BdC mette fin à ce cycle de durcissement avec un taux terminal de 4,25 %. Ce parcours de hausses des taux, de concert avec les vents contraires violents que font souffler l’Europe et la Chine, devrait donner lieu à une très légère récession, apparentée à un freinage de la croissance, au premier semestre de 2022. L’économie devrait alors recommencer à croître à un rythme très modeste, ce qui donnera une croissance de l’ordre d’un demi-pour cent en 2023.

NOTRE APPROCHE EMPIRIQUE

Dans le modèle macroéconométrique Canada/États‑Unis de la Banque Scotia, l’inflation fondamentale canadienne (soit l’IPC hors alimentation, énergie et effet des impôts indirects ou IPCHAEEII1) est une fonction d’un décalage pour capter les rigidités nominales, indice représentant les attentes prospectives et les sept facteurs clés qui sont les sources des chocs. Ces facteurs sont énumérés dans le tableau 1. Il s’agit entre autres des variables intérieures comme l’écart de production, les coûts unitaires de la main‑d’œuvre et la masse monétaire (M2). En outre, les contraintes et les blocages de l’offre (captés par l’indice des livraisons des fournisseurs du PMI), les pressions inflationnistes fondamentales internationales (quasi indicées par l’inflation fondamentale des DCM aux États‑Unis), le taux de change et le cours du pétrole entrent également en ligne de compte.2 En « temps normal », les facteurs les plus importants sont l’écart de production, les coûts unitaires de la main‑d’œuvre, le taux de change et le cours du pétrole. Dans les périodes marquées par des pressions inflationnistes mondiales généralisées et des contraintes de l’offre importantes comme celles que nous connaissons, l’indice des livraisons des fournisseurs du PMI et l’inflation fondamentale aux États‑Unis deviennent des facteurs très importants de l’inflation. Dans notre modèle, l’inflation selon l’IPC devrait, selon les prévisions, regrouper la prévision de l’IPCHAEEII avec le cours du pétrole. 

POUR CERNER LES SOURCES DE LA HAUSSE DE L’INFLATION

Nous pouvons décomposer les parcours historiques et prévus de l’IPCHAEEII et l’IPC total selon les contributions des sept facteurs inflationnistes clés en simulant notre modèle.3 Les graphiques 1 et 2 font état de l’impact cumulatif de ces facteurs sur l’IPCHAEEII et sur l’IPC total depuis le T4 de 2019 jusqu’à la fin de 2023. Les taux d’inflation sont des écarts par rapport à la cible inflationniste de 2 % de la BdC. Il va de soi que le modèle ne peut pas expliquer tous les mouvements de l’inflation et qu’il y a parfois un résiduel considérable. Il faut noter que les impacts indiqués dans ces graphiques représentent le choc direct de chaque variable sur l’inflation selon la courbe de Phillips, mais aussi l’impact indirect de certaines variables sur la conjoncture macroéconomique. Par exemple, les cours du pétrole ont un impact direct sur l’inflation, mais finissent aussi par se répercuter sur l’écart de production, ce qui influe ensuite sur l’inflation selon ce circuit indirect supplémentaire.

À PARTIR DE LA DÉCOMPOSITION DE L’IPCHAEEII, NOUS POURRIONS TIRER LES CONCLUSIONS SUIVANTES.

  • Durant la phase de confinement de la COVID‑19 et par la suite, l’économie a été en situation d’offre excédentaire, et par conséquent, l’écart de production a porté l’inflation à la baisse. En 2022, la demande a commencé à être excédentaire (+0,75 % au T3 de 2022), et la contribution à l’écart de production est devenue légèrement positive. Cette contribution positive est modeste et de courte durée, puisque la légère récession attendue au début de 2023 finira par porter à nouveau l’économie en situation d’offre excédentaire. Il s’agit essentiellement du résultat du durcissement de la politique monétaire. Si la Banque du Canada n’avait pas durci sa politique monétaire, l’importance et la ténacité du cycle de la demande excédentaire auraient été beaucoup plus importantes (cf. le graphique 3), et nous aurions prévu un taux d’inflation chronique nettement supérieur, dans les annales récentes comme en 2023 (cf. le graphique 4).
  • À l’heure où les salaires rattrapent peu à peu l’inflation, la contribution des coûts unitaires de la main‑d’œuvre à l’inflation fondamentale augmente et devrait être positive en 2023.
  • Les contraintes et les blocages de l’offre entrent eux aussi en ligne de compte. Depuis la COVID‑19, on constate une hausse importante de la contribution positive de l’indice des livraisons des fournisseurs du PMI, qui a culminé au milieu de 2022. L’amélioration récente des contraintes de l’offre captée par l’indice PMI explique la raison pour laquelle la contribution de cet indice à l’inflation fondamentale retombe et disparaît en 2023. Cette amélioration est essentielle pour expliquer la raison pour laquelle nous nous attendons à une baisse, en 2023, de l’inflation selon l’IPCHAEEII.
  • Les pressions inflationnistes mondiales jouent un rôle très important quand il s’agit d’expliquer la hausse récente de l’inflation et sa ténacité l’an prochain. La contribution de l’inflation fondamentale américaine a culminé au deuxième semestre de 2022 et continuera de faire peser des pressions haussières, mais moindres, sur l’inflation canadienne en 2023.
  • La hausse des cours du pétrole entre elle aussi en ligne de compte, puisqu’elle a pour effet d’augmenter le coût des intrants dans la production des biens et des services.
  • Il est intéressant de noter le résiduel positif au T2 et au T3 de 2022. Ce résiduel coïncide avec la guerre en Ukraine. Ce n’est d’ailleurs probablement pas une coïncidence, puisque la guerre a haussé les prix des intrants de production non compris dans le modèle, par exemple les cours des métaux. On pourrait aussi faire le lien avec l’effet positif du durcissement de la politique monétaire sur les loyers — autre facteur dont le modèle ne tient pas parfaitement compte.

Le graphique de la décomposition totale de l’IPC fait essentiellement état de la décomposition de l’IPCHAEEII. Il y a deux grandes exceptions. Premièrement, comme prévu, la contribution des cours du pétrole est plus importante que celle de l’IPCHAEEII. Deuxièmement, les résiduels du T2 et du T3 de 2022 sont plus considérables, ce qui est également attendu, puisque la guerre en Ukraine a augmenté les prix des aliments, qui sont exclus du baromètre de l’inflation fondamentale que nous utilisons.

S’agissant de l’inflation fondamentale du T3 de 2022, le facteur purement international (inflation américaine, cours du pétrole et part importante du résiduel) explique environ 50 % de l’écart de l’inflation par rapport à la cible, soit 35 % pour les contraintes de l’offre (selon l’indice PMI) et seulement 15 % pour les facteurs de l’économie intérieure. Puisque nous savons que l’essentiel des contraintes de l’offre qui se répercutent sur les entreprises canadiennes a un caractère mondial, c’est dire que la proportion de l’inflation qui s’explique par les facteurs internationaux est nettement supérieure à 50 %.

Du point de vue de la Banque du Canada, il est difficile de mater l’effet des chocs de prix internationaux et des blocages de l’offre sur l’inflation en faisant appel à la politique monétaire intérieure. Dans le contexte actuel, l’importance relative de ces chocs est beaucoup plus importante que ce qu’on a observé dans les annales. C’est pourquoi les fonctions de la réaction de la politique, étalonnées d’après les annales statistiques, pourraient ne pas être appropriées ni optimales pour amortir ces chocs. En fait, nos simulations montrent que le recours à cette fonction de réaction pour combattre l’effet de ces types de chocs sur l’inflation pourrait donner lieu à une baisse importante de l’activité économique en contrepartie d’une réduction relativement modeste de l’inflation. Nous en tenons compte depuis longtemps dans nos prévisions, ce que les marchés ont paru faire eux aussi, puisque la hausse totale des taux que nous prédisons est nettement moindre que si la BdC avait réagi à tous les facteurs qui font monter l’inflation. Ceci dit, ces facteurs étrangers et de l’offre ont impacté les attentes inflationnistes, ce qui a obligé à mener une intervention monétaire. Essentiellement, nous estimons que ce facteur a obligé à supprimer les mesures de conciliation monétaire extraordinaires et à revenir à une posture monétaire neutre. (Nous estimons à 2,5 % le taux directeur neutre.)

L’IMPACT DES MESURES D’AIDE PANDÉMIQUE SUR L’INFLATION ET SUR LES TAUX D’INTÉRÊT

Le gouvernement fédéral a offert aux entreprises et aux ménages de généreux programmes d’aide pour les aider à amortir les chocs de la pandémie. La Prestation canadienne d’urgence, puis la Prestation canadienne de la relance économique, qui l’a remplacée, ont permis de verser 98 milliards de dollars en programmes d’aide aux ménages, selon les chiffres captés dans le Système des comptes macroéconomiques de Statistique Canada. Pour ce qui est des entreprises, elles ont eu droit à des mesures d’aide de 97 milliards de dollars grâce à la Subvention salariale d’urgence du Canada et à la Subvention salariale temporaire. Notre analyse est consacrée à ces programmes, même si d’autres programmes plus modestes ont permis de verser, en guise d’aide complémentaire, une somme moindre.

Ces programmes ont eu sur l’économie un impact considérable et salutaire. Nous avons simulé l’impact de ces programmes en faisant appel aux données sur les dépenses du T2 de 2022 et nous estimons que ces transferts ont haussé l’écart de production de 1,3 point de pourcentage pour le porter à son pic (graphique 5).4 Il va de soi qu’il s’agissait essentiellement d’une conséquence voulue de ces programmes; or, l’action de ces programmes sur l’économie et l’emploi a créé plus de pressions inflationnistes que ce qui se serait normalement produit. Il faut noter que l’économie canadienne serait toujours probablement en situation d’offre excédentaire, n’eût été ces programmes d’aide, ce qui laisse entendre que notre économie fonctionnerait en deçà de sa capacité. 

L’impact sur l’écart de production a donné lieu à une impulsion inflationniste dont s’occupe aujourd’hui la Banque du Canada. Notre analyse laisse entendre que la hausse de l’écart de production attribuable à ces programmes est venue augmenter de 0,45 point de pourcentage le niveau de l’inflation fondamentale par rapport au T4 de 2019 (graphique 6). Il va de soi qu’il s’agit d’une modeste fraction de la hausse de 3,4 points de pourcentage de l’inflation fondamentale observée dans cette période; il n’empêche qu’il s’agit d’une hausse importante. Il faut noter que cette hausse a probablement pour effet de surestimer l’impact, puisque nous n’avons aucun moyen de comptabiliser l’impact que les subventions salariales pourraient avoir sur les coûts unitaires de la main‑d’œuvre. Il va sans dire que la baisse temporaire du coût de la main‑d’œuvre aurait pour effet de réduire les coûts unitaires de la main‑d’œuvre; or, nous ne pouvons pas estimer cet impact. Comme l’indique le graphique 6, l’impact des subventions salariales est plutôt faible par rapport aux transferts directs aux ménages, même si nous croyons que l’impact de ces subventions est surestimé. 

Nous estimons que rien que pour compenser l’impulsion inflationniste des programmes d’aide pandémique, il aura fallu hausser de 125 points de base le taux directeur de la BdC avant que la Banque ait fini de durcir sa politique. Puisque nous prévoyons un taux terminal de 4,25 % pour la BdC, la réaction à ces mesures d’aide représente à hauteur de 30 % de la hausse totale des taux escomptée dans ce cycle. Si nous y ajoutons l’effet des transferts provinciaux et fédéraux liés à l’inflation et récemment annoncés, cette part se hisse à 38 %.

CONCLUSION

Au Canada, l’inflation est essentiellement portée par les pressions inflationnistes mondiales et par les contraintes de l’offre. La source de cette inflation laisse entendre que la réaction de la politique monétaire est discrète par rapport à la flambée inflationniste associée à des facteurs de l’économie intérieure. Au minimum, ces chocs inflationnistes et leur impact sur les attentes inflationnistes obligent à normaliser la politique; autrement dit, il faut rétablir un taux directeur neutre. Nous estimons que ce taux est de 2,5 %, et la BdC estime qu’il est compris entre 2 % et 3 %.

Parce que l’écart de production s’est creusé en raison des programmes d’aide pandémique, la BdC doit hausser son taux directeur de l’ordre de 125 points de base au‑delà de l’estimation, par la BdC, de la fourchette supérieure de son taux neutre. 

1 Les travaux antérieurs permettent de constater que l’IPC hors alimentation, énergie et effet des impôts indirects est le meilleur indicateur de l’inflation projetée parmi un ensemble de baromètres de l’inflation.

2 Les résultats sont vigoureux par rapport à l’estimation de l’échantillon avant la COVID‑19.

3 Dans les simulations, nous supposons que le taux directeur reste à la limite inférieure jusqu’à ce que la BdC commence à hausser les taux d’intérêt, et qu’il suit les variations par la suite.

4 Dans notre modèle, nous avons estimé l’impact économique de ces programmes en intégrant, dans le revenu disponible les paiements au titre de la PCU et de la PCRE. Pour les subventions salariales, nous nous en sommes remis aux répercussions sur l’emploi estimées par Statistique Canada pour chiffrer l’impact sur le taux de chômage, qui influe sur de nombreuses variables de notre modèle.