- Depuis le T2 de 2020, la consommation réelle est inférieure à la consommation souhaitée. L’écart entre les deux — baromètre de la demande refoulée — explique essentiellement la résilience exceptionnelle de l’économie canadienne par rapport à la hausse fulgurante des taux d’intérêt.
- Les taux d’intérêt réels faibles et conciliants, le faible taux de chômage record, ainsi que la hausse de la richesse nette des ménages, grâce à l’augmentation de la valeur nette des logements et à l’épargne excédentaire, et la flambée des cours du pétrole ont porté la hausse substantielle du niveau de consommation souhaitée des Canadiens. Lorsque ces facteurs ont commencé à se normaliser et à s’infléchir, la consommation souhaitée a ensuite fléchi : son rajustement est jusqu’à maintenant surtout attribuable au durcissement monétaire et aux taux réels restrictifs.
- Par contre, les blocages de l’offre sont venus limiter la capacité des Canadiens à augmenter leur consommation réelle pour atteindre leur niveau de consommation souhaitée. À l’heure où les blocages de l’offre se résorbent, la consommation réelle augmente et l’écart se rapproche entre la consommation réelle et la consommation souhaitée.
- La Banque du Canada doit éliminer cette demande refoulée — pour faire basculer l’économie en territoire d’offre excédentaire et pour calmer les pressions inflationnistes. Nous nous attendons à ce que ce soit le cas au T2 de 2024 : la BdC pourra alors réduire peu à peu son taux directeur.
L’économie canadienne est exceptionnellement résiliente malgré la hausse fulgurante des taux d’intérêt. On peut expliquer l’essentiel de cette étonnante vigueur par la demande refoulée — baromètre de l’écart entre la consommation réelle et la consommation souhaitée — entre autres facteurs, dont l’augmentation de la richesse et la croissance de la population. Si ces trois facteurs sont liés, nous consacrons cette note à la demande refoulée comme source de résilience économique. Nous analysons les facteurs qui portent la consommation souhaitée et la consommation réelle, leur évolution dans le temps et sur l’horizon prévisionnel, ainsi que leur impact net sur la demande refoulée. La consommation souhaitée est notre baromètre du niveau optimal de consommation des ménages, que nous estimons d’après différents fondamentaux économiques comme les revenus, les taux d’intérêt et la richesse. (Cf. la liste complète dans l’appendice.)
Pendant la pandémie, l’écart s’est creusé entre la consommation réelle et la consommation souhaitée (graphiques 1 et 2). Les taux d’intérêt faibles et conciliants, l’accès facile au crédit, la forte reprise du marché du travail et l’anémie record du chômage, de concert avec l’augmentation de la richesse nette grâce à la hausse de la valeur nette des logements et à l’épargne excédentaire et avec la flambée des cours du pétrole, ont porté la hausse substantielle du niveau de consommation souhaitée des Canadiens. Par contre, les contraintes logistiques et les consignes de la santé publique les ont empêchés d’augmenter leur consommation réelle pour atteindre le niveau souhaité.
Malgré les efforts consacrés par la BdC au ralentissement de l’économie afin de calmer les pressions inflationnistes en haussant rapidement et ambitieusement son taux directeur, l’écart entre la consommation réelle et la consommation souhaitée est resté négatif. (Un écart plus négatif veut dire que la demande refoulée augmente.) Cette ténacité de la demande refoulée explique essentiellement la raison pour laquelle l’économie a été exceptionnellement résiliente malgré les nombreux vents contraires, dont le durcissement de la politique monétaire. C’est pourquoi le taux directeur réel doit rester en territoire restrictif jusqu’à ce que s’apaisent la demande refoulée et la pression haussière qu’elle crée sur l’écart de production et sur l’inflation.
Il faut noter que pour la consommation souhaitée, notre équation ne capte pas la richesse financière, qui a augmenté durant la pandémie grâce à l’accumulation de l’épargne et des dépôts alors que les gouvernements ont déployé des programmes d’aide budgétaire de concert avec les restrictions sur les dépenses à cause des confinements. Cet effet de la richesse financière pourrait hausser le niveau de la consommation souhaitée puisque certains ménages ont d’abondantes épargnes liquides pour étayer leurs dépenses malgré la hausse des taux, ce qui pourrait faire augmenter davantage et plus durablement la demande refoulée par rapport aux estimations de notre modèle.
LES FACTEURS QUI SOUS‑TENDENT LA DEMANDE REFOULÉE
1. Les taux d’intérêt
L’éclosion de la pandémie a donné lieu à des taux d’intérêts ultra faibles : partout dans le monde, les gouvernements et les banques centrales ont réagi pour aider les ménages et porter les marchés financiers malgré les confinements et les autres consignes sanitaires. Ces taux lents et conciliants ont naturellement pour effet d’augmenter le niveau de la consommation souhaitée puisque les ménages ont plus facilement accès au crédit.
Même lorsque la BdC a commencé à relever ses taux directeurs au début de 2022, en les haussant cumulativement de 400 points de base rien que cette année‑là, le taux réel — soit celui qui compte pour la croissance économique et qui se mesure en soustrayant du taux nominal le taux d’inflation escompté — est resté négatif en 2022 alors que l’inflation s’emballait. Au premier trimestre de 2023, le taux réel était toujours en territoire conciliant et n’a été porté au‑delà de son taux neutre de 0,5 % qu’au deuxième trimestre de 2023.
Ce n’est que lorsque les taux réels ont commencé à augmenter que la demande refoulée s’est pour sa part mise à s’apaiser puisque l’augmentation des taux réels a réduit le niveau de la consommation souhaitée (graphique 3). En fait, on peut jusqu’à maintenant expliquer une large part de l’élimination de la demande refoulée par la baisse de la consommation souhaitée, portée par la hausse des taux réels. Or, à cause de la ténacité de la demande refoulée, il est nécessaire qu’il y ait un épisode de taux réels positifs chroniques pour éliminer entièrement cette demande, en tenant compte du décalage dans la transmission des taux réels sur la consommation souhaitée. Comme l’indique le graphique 3, nous prévoyons que les taux réels commenceront à baisser à partir du moment où la demande refoulée sera éliminée, au T2 de 2024.
2. La vigueur de la reprise du marché du travail
La reprise du marché du travail dans le sillage de la pandémie n’est rien de moins qu’exceptionnelle. Le Canada s’est enrichi de presque un million d’emplois (en chiffres désaisonnalisés) depuis le début de la pandémie, et le taux de chômage a atteint des creux sans précédent. Cette vigueur du marché du travail et le chômage anémique sont venus étayer l’économie canadienne, puisque les ménages ont ainsi pu garder leurs emplois et leurs revenus dans un environnement d’incertitude et de hausse des prix et des taux.
Le niveau de la consommation souhaitée a ensuite augmenté lorsque l’économie a engrangé les emplois et que le taux de chômage s’est rapproché de son point d’équilibre pour finalement plonger à un niveau inférieur à ce point, souvent appelé le TCIS (taux de chômage à inflation stationnaire), ce qui a eu pour effet d’accroître la demande refoulée et, bien entendu, les pressions inflationnistes (graphique 4). Lorsque l’écart a commencé à se rapprocher de nouveau entre le taux de chômage et son point d’équilibre, il s’est aussi rapproché entre la consommation réelle et la consommation souhaitée.
3. Les prix des logements et l’effet de richesse
Tout le monde sait que depuis le début de la pandémie et jusqu’au T1 de 2022, les prix des logements au Canada ont flambé, non seulement en rythme nominal, mais aussi en chiffres réels (rajustés de l’inflation). Puisqu’une grande partie de la richesse des ménages canadiens est liée au logement, cette augmentation des prix des logements s’est traduite par une hausse de la valeur nette, qui s’est répercutée directement sur le niveau de consommation souhaitée des ménages, puis sur la demande refoulée, ce qui a fait monter les deux. (Graphique 5. Note : Les prix des logements par rapport au T1 de 2020 se sont inversés. Les chiffres négatifs veulent dire que les prix des logements ont augmenté par rapport à ce qu’ils étaient au T1 de 2020.) Les prix réels des logements n’ont commencé à baisser, par rapport à ce qu’ils étaient au début de la pandémie, que lorsque la BdC a entamé son cycle de hausses de taux au T1 de 2022, ce qui a fait dans le même temps plonger la consommation souhaitée et la demande refoulée.
4. Les cours du pétrole et l’effet de richesse
L’emballement des cours du pétrole, provoqué par les déficits de l’offre et considérablement exacerbés par la guerre qui a éclaté en février 2022 entre la Russie et l’Ukraine, est l’un des grands facteurs qui portent l’inflation depuis l’éclosion de la pandémie. Ce facteur a pénalisé l’économie canadienne différemment des autres compte tenu de son statut parmi les plus grands producteurs et exportateurs nets de pétrole dans le monde.
Si les ménages ont dû composer avec la hausse des factures de gaz et d’électricité, la flambée des cours du pétrole a été en somme une bonne nouvelle pour l’économie canadienne, puisqu’elle a tonifié la balance commerciale, en créant un effet de richesse positif, en plus de porter l’investissement et l’emploi dans les provinces productrices de pétrole, pour ensuite hausser la consommation souhaitée et la demande refoulée. (Graphique 6 — Note : Les cours du pétrole sont inversés par rapport au T1 de 2020. Les chiffres négatifs veulent dire que les cours du pétrole ont augmenté par rapport au T1 de 2020.) Lorsque les cours du pétrole ont commencé à se normaliser, l’écart s’est rapproché entre la consommation souhaitée et la consommation réelle.
LE RÔLE DES CONTRAINTES LOGISTIQUES
Les blocages de l’offre ont été d’autres traits dominants de la pandémie. Cette pandémie a malmené les chaînes logistiques mondiales et créé des pénuries pour tous les biens de consommation en raison des confinements et de la fermeture des frontières. Autrement dit, même si les Canadiens souhaitaient consommer davantage, ils ne pouvaient pas le faire, puisqu’ils ne pouvaient rien acheter, que ce soient des meubles, des vélos ou des voitures. C’est ce qui a fait baisser le niveau de la consommation réelle alors que les facteurs exposés ci‑dessus ont musclé la consommation souhaitée, ce qui a encore plus creusé l’écart entre les deux et exacerbé la demande refoulée. (Graphique 7 — Plus l’indice des livraisons des fournisseurs augmente, plus les délais de livraison sont rapides; à l’inverse, plus l’indice baisse, moins les délais de livraison sont rapides et plus il y a de blocages logistiques.)
Lorsque les contraintes logistiques ont commencé à prendre du mieux, la demande refoulée a commencé à s’apaiser et les Canadiens ont pu consommer davantage pour atteindre leur niveau souhaité de consommation.
Compte tenu de la vigueur initiale de la consommation souhaitée et parce que la consommation réelle ne pouvait pas la rattraper à cause des contraintes logistiques, la demande refoulée a perduré malgré la hausse des taux et d’autres vents contraires, ce qui explique essentiellement la résilience de l’économie, qui a jusqu’à présent repoussé à maintes reprises les prévisions de récession. Au fil du temps, nous nous attendons à ce que la demande refoulée se résorbe au début de la nouvelle année, essentiellement grâce à la baisse de la consommation souhaitée, puisque la consommation réelle continue d’augmenter pour reprendre le terrain perdu, à un rythme toutefois plus lent que celui qu’on a constaté depuis que les blocages de l’offre se sont tassés.
LES INCIDENCES DE LA POLITIQUE MONÉTAIRE
La Banque du Canada doit éliminer la demande refoulée, qui est à l’origine de la récente résilience de l’économie canadienne, afin d’ouvrir un épisode d’offre excédentaire et d’alléger les pressions inflationnistes pour ramener l’inflation sur sa cible de 2 %. Nous prévoyons que la demande refoulée sera éliminée au deuxième trimestre de 2024, surtout grâce à la hausse des taux réels et, par conséquent, à la baisse de la consommation souhaitée. Ce n’est qu’alors que la BdC pourra commencer à réduire peu à peu son taux directeur sans nuire aux efforts qu’elle consacre à mater l’inflation.
APPENDICE
Nous estimons le niveau de la consommation souhaitée actuelle d’après des fondamentaux économiques comme les revenus, les taux d’intérêt et la richesse. Nous estimons aussi une équation dynamique pour prévoir la consommation réelle, en mettant en lumière les comportements prospectifs et en faisant appel à des agents qui tâchent de fixer optimalement leur consommation pour qu’elle soit égale au parcours souhaité, malgré les frais de rajustement et à la condition que de nombreux facteurs économiques évoluent comme prévu.
Voici les facteurs qui portent la consommation souhaitée (signe de l’effet entre parenthèses) :
- Revenu disponible (+)
- Taux directeur réel (-)
- Taux de chômage (-)
- Prix réel du pétrole (+)
- Prix réels des logements (+)
- PIB potentiel (+)
- Dette/PIB (pour capter les transferts budgétaires) (+)
Voici les facteurs qui portent la consommation réelle :
- Consommation souhaitée (+)
- Taux directeur réel (-)
- Revenu disponible (+)
- Taux de change réel (-)
- Prix réel du pétrole (+)
- Marché boursier (+)
AVIS
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