- Depuis 2020, l’inflation aux États‑Unis monte en flèche : la demande des consommateurs bondit, l’offre est entravée, les dépenses consacrées aux biens basculent dans les services, et les cours des produits de base explosent.
- La flambée des prix à la consommation, surtout pour les produits de première nécessité, a réduit le pouvoir de dépense des consommateurs et représente un risque pour la croissance américaine, ce qui oblige les décideurs à intervenir.
- Un modèle estimatif de l’économie américaine, dont le bloc de l’inflation totale et de l’inflation fondamentale, montre que ces deux indicateurs sont très sensibles à une nouvelle escalade des problèmes logistiques et à la hausse des cours des produits de base.
- Malgré tout, sauf s’il y a une autre forte hausse, à l’échelle mondiale, des cours des produits de base et un blocage important et chronique de la chaîne logistique mondiale dans les prochains mois, l’inflation américaine atteindra probablement son point culminant au milieu de 2022 et les pressions sur les prix se calmeront peu à peu par la suite. Or, une nouvelle escalade de la crise géopolitique, le désancrage des attentes inflationnistes et la hausse soutenue des loyers et des coûts du logement, qui muscle l’inflation, continuent de représenter des risques considérables.
INTRODUCTION
Dans les dernières années aux États‑Unis, l’inflation des prix à la consommation s’est hissée à des niveaux sans précédent depuis le début des années 1980 (graphique 1). Malgré la plus forte contraction économique dans les annales, les prix à la consommation n’ont baissé qu’un temps pendant le pire de la pandémie, au printemps 2020, pour rebondir prestement dans le deuxième semestre de la même année. Or, les premiers jours de 2021 ont marqué le début de la hausse soutenue de l’inflation : par rapport aux dépenses de consommation des ménages (DCM) de 2021‑2022, les prix ont inscrit une hausse trimestrielle moyenne annualisée de 5,8 %, ce qui est nettement supérieur aux augmentations moyennes de 2000‑2019. En excluant du panier l’alimentation et l’énergie, les hausses de prix correspondant à ce qu’il est convenu d’appeler les DCM sur 2021‑2022 se sont établies à une moyenne de 4,7 % sur un trimestre, en données annualisées et désaisonnalisées, ce qui témoigne de la pression inflationniste généralisée.
On relève les signes d’un ralentissement des hausses de prix depuis le début de 2022. Hormis différents facteurs liés à la pandémie et qui ont eu pour effet de muscler l’inflation en 2021 — soit aussi bien le fort virage de la demande, qui a privilégié les biens plutôt que les services, l’impact correspondant sur les prix des différents produits de base, les niveaux sans précédent de l’aide financière destinée aux ménages et le brouillage des chaînes logistiques en raison des confinements pandémiques partout sur la planète et en particulier dans les grandes villes portuaires de la Chine —, la guerre en Ukraine a fait monter les prix du blé, du pétrole, du gaz naturel, des engrais et des autres produits de base. L’inflation récalcitrante a probablement été l’un des facteurs qui expliquent que le moral des consommateurs ait baissé : au moment d’écrire ces lignes, il atteint un creux depuis une dizaine d’années selon l’enquête statistique de l’Université du Michigan (graphique 2).
Il ne faut guère s’étonner que les décideurs aient été très attentifs à l’évolution des prix à la consommation. Après être restée sur la touche en 2021, en débattant de la question de savoir si la flambée des prix à la consommation était transitoire ou chronique, la Réserve fédérale américaine a reconnu, au début de 2022, que la grande vague inflationniste haussait les prix dans l’ensemble de l’économie américaine et menaçait d’attiser les attentes inflationnistes, qui échappaient à toute volonté. La Réserve fédérale a donc haussé le taux des fonds fédéraux à 1,75 %, en pratiquant un tour de vis de 150 points de base au total pendant les trois réunions qu’elle a tenues depuis le début de mars. Dans ses projections de juin 2022 (veuillez cliquer sur ce lien), la Réserve fédérale a fait savoir qu’elle s’attendait à une décélération relativement rapide des DCM fondamentales et totales au deuxième semestre de 2022 et par la suite. Nous saurons si cet optimisme est déplacé d’ici la fin de 2022 et en 2023. Or, jusqu’à maintenant, les signes ne sont pas très encourageants. La crise géopolitique mondiale qui a éclaté depuis l’invasion russe de l’Ukraine a déjà eu pour effet de relever considérablement les prix de l’alimentation et de l’énergie, qui risquent d’augmenter encore, qu’il s’agisse des biens de consommation de base ou des denrées industrielles et agricoles essentielles.
DONNÉES
Le carburant supplémentaire qui vient allumer la mèche inflationniste provient de différentes sources, dont la vigueur excessive continue de la demande dans l’ensemble de l’économie par rapport à l’offre, les prix élevés des produits de base, la hausse du coût de la main‑d’œuvre, ainsi que les problèmes soutenus ou la détérioration de la logistique.
Si l’attention est toujours monopolisée par les cours du pétrole et, plus généralement, par les cours des produits de l’énergie quand il s’agit de l’inflation, les récentes hausses des produits distincts de l’énergie ont capté elles aussi l’attention. Quand les prix des aliments et des métaux industriels ont commencé à augmenter brusquement dans le deuxième semestre de 2020 en raison à la fois du rebond de la demande et des problèmes de l’offre (graphique 3), les hausses de coûts ont commencé à se multiplier, et les entreprises les ont de plus en plus répercutées sur les consommateurs. Les hausses continues des cours des produits de base donneraient sans aucun doute lieu à d’autres pressions sur les marges bénéficiaires et auraient pour effet d’augmenter encore les prix à la consommation.
La multiplication des retards dans les livraisons des fournisseurs de biens d’outre‑mer en raison des blocages de la chaîne logistique s’est ajoutée aux pénuries de biens dans les magasins et à la hausse des prix à la consommation. Les problèmes de livraison des fournisseurs ont fragilisé à la fois les colonnes des biens et des services du bilan de l’économie (graphique 4). À terme, les améliorations de la logistique pourraient vite faire baisser les indices des délais de livraison des fournisseurs, qui passeront peut‑être sous la barre critique des 50 points, ce qui voudrait dire que les délais de livraison seraient moindres. On a constaté que l’indice de livraison des fournisseurs est utile quand il s’agit de prévoir l’inflation dans le contexte canadien. (Cf. Lalonde et Perevalov, 2022; veuillez cliquer sur ce lien.)
En outre, les estimations de la demande excédentaire américaine (l’écart de production, soit le décalage entre le niveau du PIB et le PIB potentiel), ainsi que les coûts unitaires de la main‑d’œuvre indiqueraient dans quelle mesure la pression inflationniste généralisée qui pèse sur les prix à la consommation de base (en excluant l’alimentation et l’énergie) s’inscrira probablement dans la durée.
ESTIMATION
Il est relativement facile d’avancer un plaidoyer dans lequel les facteurs énumérés ci‑dessus ont donné lieu à des hausses des prix des intrants, à des pénuries de produits et à une forte demande depuis 2020, ce qui a fait flamber l’inflation. Or, pour évaluer quantitativement ces liens, il faut un modèle que l’on peut comparer aux données en faisant appel à une procédure économétrique. Voilà pourquoi j’établis un modèle d’équilibre général qui comprend une équation pour l’inflation sur un trimestre des DCM fondamentales (courbe de Phillips modifiée), une équation établissant le lien entre l’inflation sur un trimestre des DCM totales et l’inflation fondamentale, ainsi que la fonction de réaction aux taux d’intérêt (règle de Taylor) et une équation pour le PIB (courbe IS). L’estimation est établie en faisant appel à des méthodes bayésiennes sur la période comprise entre 1987 et 2019. Il est utile de noter que l’estimation de la courbe de Phillips augmentée de l’indice PMI canadien, en faisant appel à une spécification comparable (Lalonde et Perevalov, 2022), était robuste puisqu’elle a résisté à l’inclusion ou à l’exclusion de la période pandémique.
Les coefficients estimés de la courbe de Phillips montrent qu’il existe un effet de répercussion statistiquement important, sur l’inflation des DCM fondamentales, des prix des produits de base liés ou non à l’énergie ainsi que des délais de livraison des fournisseurs. L’inflation totale des DCM, qui tient compte des prix de l’énergie et de l’alimentation, talonne l’inflation fondamentale, qui exclut pour sa part l’énergie et l’alimentation, en réagissant fortement aux variations des prix de l’essence et de l’alimentation. Le lecteur trouvera de plus amples renseignements dans l’appendice.
SCÉNARIOS
Après avoir constaté la brusque hausse de l’inflation des prix l’an dernier, les décideurs, les consommateurs et les entreprises sont impatients de voir les taux d’inflation culminer en 2022, ce qui viendrait retrancher du débat une nouvelle escalade des pressions inflationnistes. Or, les risques de nouveaux chocs inflationnistes sont toujours considérables, puisque la guerre en Ukraine paralyse les livraisons de produits de base, les chaînes logistiques industrielles et les réseaux mondiaux d’échanges commerciaux. Pour évaluer la sensibilité de l’inflation des DCM fondamentale et totale aux problèmes de la chaîne logistique, je me suis penché, dans cette section, sur différentes simulations du modèle dans lesquelles les délais de livraison se détériorent ou s’améliorent considérablement par rapport au scénario de base.
Premièrement, les prévisions du scénario de base se fondent sur les prévisions les plus récentes publiées par les Études économiques de la Banque Scotia (veuillez cliquer sur ce lien), qui accordent l’écart de production, le parcours des taux des fonds de la Fed et les cours du pétrole dans la simulation du modèle. Puisque la croissance s’établit à une moyenne de 2,6 % en 2022 avant de fléchir à 2,4 % en 2023, les prévisions du modèle indiquent que l’inflation des DCM fondamentales se calme pour passer d’une moyenne de 4,8 % en 2022 à 3,3 % en 2023 (tableau 1). Les hausses trimestrielles de prix des DCM fondamentales, qui sous‑tendent ces prévisions, commencent à retomber au début du T2 de 2022, pour s’inscrire en fin d’année à +3,7 % sur un trimestre, en données annualisées et désaisonnalisées. Cette décélération cadre avec la stabilisation des délais de livraison des fournisseurs (graphique 5), l’évolution des cours du pétrole et celle des cours des produits de base distincts de l’énergie, même si dans certains cas, la demande excédentaire monte en 2023.
Il faut noter qu’en raison des hausses de prix cumulées à la fin de 2021 et au début de 2022, on s’attend à ce que le taux d’inflation fondamentale sur un an atteigne 4,4 % à la fin de 2022 (graphique 6), ce qui est légèrement supérieur à la projection médiane des membres du Comité de la Réserve fédérale et du président de la banque centrale d’après leur réunion de juin 2022 (+4,3 % sur un an au T4 de 2022; veuillez cliquer sur ce lien). Les prévisions du T4 de 2023 sont comparables, à 2,8 % sur un an contre 2,7 % sur un an pour la Fed. Selon nos prévisions, le taux des fonds fédéraux atteint 3,0 % au T4 de 2022.
En raison des risques aigus pour l’économie mondiale tenaillée par la crise géopolitique, en plus des blocages sanitaires tenaces, l’incertitude qui règne sur les perspectives de croissance et d’inflation est au moins aussi forte qu’elle l’était au début des années 1980. Je me suis penché sur deux scénarios de rechange : dans un scénario, les problèmes logistiques sont plus tenaces, ce qui vient augmenter encore les délais de livraison (graphique 5) et hausser les cours des produits de base; dans l’autre scénario, dans lequel les problèmes logistiques sont moins tenaces, les délais de livraison et les cours des produits de base baissent.
Dans le scénario dans lequel les problèmes sont plus tenaces, l’inflation des DCM fondamentales s’établit à une moyenne de 5,0 % en 2022 et de 4,4 % en 2023. Du fait des blocages chroniques de la chaîne logistique, le taux de l’inflation trimestrielle pourrait se maintenir à plus de 4,5 % jusqu’à la fin de 2022. Dans ce cas, la Réserve fédérale pourrait être obligée de hausser plus fortement les taux des fonds fédéraux afin de réduire la demande dans les secteurs sensibles aux taux d’intérêt pour maîtriser les pressions inflationnistes, de sorte que dans ce scénario, le taux directeur culmine à 4,75 % en 2023. La croissance s’affaisse en raison de la hausse des taux directeurs, et le PIB s’établit à une moyenne de 2,2 % en 2023.
L’impact sur le marché du logement est un facteur qui pourrait entraver une hausse aussi brusque du taux directeur : les prix des logements par rapport aux revenus disponibles et à l’endettement hypothécaire ont augmenté considérablement aux États‑Unis. Dans le contexte canadien, Toni Gravelle, sous‑gouverneur de la Banque du Canada, a récemment évoqué les points vulnérables liés au marché du logement et à l’endettement hypothécaire élevé comme facteurs qui pourraient ralentir le rythme des hausses de taux dans les prochaines années. (Veuillez cliquer sur ce lien.)
En outre, il faut noter que dans le cas où les tensions politiques se multiplient mondialement, dans l’éventualité de pénuries des principaux produits alimentaires et énergétiques et d’une brusque hausse des prix, ainsi que du blocage des échanges commerciaux mondialement, l’impact sur la croissance du PIB, sur l’inflation et sur les taux directeurs aux États‑Unis sera probablement beaucoup plus retentissant, puisqu’il donnerait aussi probablement lieu à la volatilité des marchés financiers, à un brusque ralentissement de la croissance dans les principaux pays partenaires commerciaux et à de nombreux autres éléments dont je ne tiens pas compte dans le scénario ci‑dessus.
Dans l’éventualité où les problèmes logistiques se corrigent rapidement — si peut‑être la conjoncture géopolitique internationale s’améliore —, l’inflation trimestrielle pourrait plonger beaucoup plus vite que prévu dans le scénario de base, dans lequel l’inflation des DCM fondamentales baisserait à 2,8 % en 2023. Cette baisse allégerait la pression obligeant la Réserve fédérale à hausser rapidement les taux, et le taux des fonds fédéraux serait de 75 points de base de moins que dans le scénario de base à la fin de 2023. La logistique corrigée et le taux directeur moindre muscleraient la croissance, qui se chiffrerait à 2,7 % et à 2,4 % respectivement en 2023 et 2023.
CONCLUSION
Sauf escalade importante de la crise géopolitique actuelle, l’inflation fondamentale et l’inflation totale culmineront probablement au milieu de 2022. Or, si les problèmes logistiques sont plus récalcitrants que ce que prévoit le scénario de base, l’inflation pourrait rester obstinément au-delà de la cible inflationniste et obliger la Réserve fédérale à hausser plus brusquement les taux, qui pourraient peut‑être atteindre 4,75 % en 2023. Il va de soi que cette brusque hausse du taux directeur pourrait se heurter à des inquiétudes sur la stabilité financière, puisque la plupart des économies développées, dont les États‑Unis, ont augmenté leur endettement hypothécaire pendant la pandémie et que les prix offerts pour les logements ont atteint des niveaux sans précédent. Toutefois, même si l’inflation se normalisait beaucoup plus rapidement, le taux directeur augmenterait, peut‑être à un rythme plus graduel, pour atteindre les niveaux neutres.
L’analyse exposée dans cette note porte essentiellement sur des scénarios de blocage de la chaîne logistique et de prix des produits de base, en plus de faire état de leur impact sur l’inflation, sur les taux directeurs, et enfin, sur l’activité économique. Dans le contexte actuel, de nombreux facteurs — dont la volatilité des marchés financiers et son effet sur la demande globale, les prix élevés des logements et des loyers à terme, ainsi que l’effet de douchage de la hausse des prix à la consommation sur les dépenses — peuvent ralentir encore plus la croissance dans l’éventualité où l’inflation n’est pas maîtrisée. Ces facteurs représentent des risques de baisse pour la croissance et pour les taux directeurs, puisque les données macroéconomiques les plus récentes pointent déjà un brusque ralentissement de la croissance du PIB dans les grandes puissances économiques, dont les États‑Unis. Encore faut‑il savoir si les politiques dont il est question à l’heure actuelle, notamment dans l’abaissement des tarifs douaniers américains sur les marchandises importées, auraient pour effet de ralentir suffisamment l’inflation pour relancer plus généralement les dépenses des ménages et la demande globale.
APPENDICE
Dans l’ensemble, ce modèle est estimé en faisant appel à des méthodes bayésiennes. Le cœur du modèle comprend des équations qui établissent des liens entre l’activité économique (l’écart de production), l’inflation (représentée par les indices de prix des DCM fondamentales et totales), ainsi que la fonction de réaction à la politique monétaire (règle de Taylor).
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