• Pour la première fois depuis 2019, le Canada a atteint un pic plus granulaire dans la santé financière des ménages, avec la publication de l’Enquête sur la sécurité financière 2023. Cette enquête corrobore nos précédents efforts dans le montage de cette vue d’ensemble en faisant appel à des données plus ponctuellement pertinentes, mais agrégées.
  • Cette vue d’ensemble est remarquable. La valeur nette médiane de tous les ménages a bondi du tiers (pour atteindre 520 000 $) en 2023 par rapport à ce qu’elle était avant la pandémie (corrigée de l’inflation). Le rythme annuel calculé de l’accumulation de la richesse, soit 8 %, représente deux fois la moyenne des deux décennies précédentes. En outre, les données de l’enquête tiendraient déjà compte des corrections des prix des logements, qui sont intervenues essentiellement en 2022.
  • Les ménages plus jeunes (de moins de 35 ans) ont quasiment triplé leur valeur nette médiane depuis la dernière mesure de cette valeur en 2019 — et il s’agit de la première amélioration importante depuis le point initial d’observation au début du siècle (graphique 1).
  • Plus généralement, les gains de la richesse ont été particulièrement vigoureux parmi les ménages traditionnellement moins riches : il s’agit des ménages plus jeunes, des familles non économiques, ainsi que des autres groupes sociodémographiques plus vulnérables, dont les taux annuels de croissance se situent dans les deux chiffres.
  • L’immobilier continue de dominer les bilans des ménages — et on peut débattre de sa part « vigoureuse » —; or, on relève des signes rassurants, qui répriment discrètement un discours de disparités croissantes.
  • Une part croissante des ménages de moins de 35 ans ont une participation dans les marchés du logement, grâce à une hausse de presque 9 points de pourcentage de la propriété primaire — à plus de 44 % — en 2023 par rapport à 2019 (graphique 2). (Ce qui veut dire qu’il pourrait encore y avoir 56 % des ménages plus jeunes à même de penser que l’accession à la propriété est hors de leur portée.)
  • Pourtant, l’édifice commence à se lézarder. Les régimes de retraite privés ont essentiellement plafonné pour la première fois dans les annales, en raison d’une forte contraction des régimes de retraite financés par les employés, masqués par des gains par ailleurs exceptionnels dans les actifs financiers. Les locataires permanents continuent aussi d’être aux prises avec des vulnérabilités qui s’aggravent (même si l’agence statistique fait observer qu’un plus grand nombre de jeunes ménages cumulent de la richesse en plus de la propriété de leur logement).
  • L’humeur reste morose, et ces points de données ne vont pas faire basculer l’équilibre des forces. Ils ne sont pas non plus susceptibles de se répéter compte tenu des facteurs exceptionnels liés à la pandémie, qui sous‑tendent les gains généralisés.
  • Les décideurs devraient redoubler d’efforts dans la réparation des fissures — et non dans le plâtrage des murs — en renforçant les facteurs fondationnels de la création d’une richesse durable.
Graphique 1 : Marée montante; Graphique 2 : La valeur nette des logements pour les jeunes ménages

LA DÉCRUE

L’humeur reste maussade. Si les récents événements géopolitiques ont pu assombrir encore davantage le doute sur la résilience et sur les rebonds à venir, on relève toujours un contraste entre les macrodonnées factuelles et l’humeur qui règne au Canada (et ailleurs). Au début de l’année, nous avons tenté de démonter cette déconnexion apparente en faisant appel aux seules données disponibles à l’époque dans les comptes nationaux, en tenant compte des limitations lorsqu’il s’agissait de tirer des conclusions désagrégées.1

Dans l’article Contrer les prophètes de malheur nous avons remis en question certains discours courants. Dans ce premier article, on a constaté que la plupart des ménages canadiens se tiraient mieux d’affaire selon un ensemble d’indicateurs, soit aussi bien la valeur nette que le revenu réel disponible, par rapport à leur situation avant la pandémie, même si ces baromètres ont fléchi en raison des taux d’intérêt élevés. Nous nous sommes penchés sur une série d’explications possibles pour cette déconnexion dans l’ensemble des domaines de l’économie, de la démographie, de la psychologie et de la politique. Cette analyse a permis de cocher « toutes les cases », en se soldant par un dernier avertissement sur le caractère autoréalisateur de la conjoncture.

Les données nouvelles (et améliorées) reconfirment cette remarquable résilience. Statistique Canada a récemment publié son Enquête sur la sécurité financière 2023, attendue depuis longtemps, qui donne un instantané désagrégé des bilans de l’ensemble des ménages canadiens. Son approche méthodologique présente une vue d’ensemble et les indicateurs médians, qui rendent mieux compte de la dynamique des ménages types, et qui peuvent normalement se perdre dans les moyennes et dans l’agrégation. C’est en 2019 que les Canadiens s’étaient pour la dernière fois situés au pic de leurs portefeuilles.

Les microdonnées destinées au public ne sont pas encore disponibles. Or, il y a suffisamment de données dans la première déclinaison pour extraire quelques points pertinents afin d’éclairer un dialogue plus porté par les données.

UNE VUE D’ENSEMBLE

Premièrement, une vue à vol d’oiseau apporte un contexte utile. L’actif net de l’ensemble des ménages s’établissait à 16 800 milliards de dollars au moment de l’enquête en 2023, pour un gain proche du quart des actifs prépandémiques de 2019 (en dollars de 2023). L’immobilier a représenté environ 48 % du total des actifs, soit 19 200 milliards de dollars, suivi des régimes de retraite et des actifs financiers distincts des régimes de retraite (soit respectivement 23 % et 13 %). Dans l’autre colonne du grand livre, l’endettement hypothécaire a représenté la grande majorité (82 %) de la dette de 2 500 milliards de dollars dans l’ensemble des ménages. (Aucun de ces chiffres n’est étonnant, puisque toutes les données concordent avec les statistiques des comptes nationaux — et que la valeur nette a depuis explosé à plus de 17 000 milliards de dollars au milieu de 2024).

Plus pertinente, la valeur nette médiane des ménages canadiens s’est envolée d’un tiers — pour se hisser à 520 000 $ — par rapport à ce qu’elle était avant la pandémie. Cette valeur donne un taux de croissance annuel composé moyen (TCAC) de plus de 8 % entre 2019 et 2023 — soit le double du taux moyen depuis le début du siècle. Le calcul situe la croissance médiane des actifs des ménages à 5,4 %, ce qui dépasse de beaucoup l’accumulation annuelle de la dette, à 2,3 %. Dans les deux décennies précédentes, cette ventilation établissait à 3,6 % la croissance annuelle moyenne des actifs, contre 3,3 % pour l’augmentation de la dette du ménage type (selon le TCAC pour tous les chiffres).

Les ménages canadiens n’ont jamais été aussi riches dans tous les groupes d’âge. Il faut se rappeler que la richesse suit un cycle chronologique attendu : elle se cumule progressivement dans les années de préretraite avant de basculer pour se décumuler dans les années suivantes (graphique 3). En 2023, la valeur nette médiane des jeunes ménages (de <35 ans) s’inscrivait à 159 000 $, contre 873 000 $ pour les ménages en préretraite (soit le groupe des 55 à 64 ans), pour plonger à 739 000 $ parmi les ménages âgés (soit le groupe des 65 ans et plus). En 2023, les générations représentées dans la courbe des groupes d’âge ont généralement vu leur valeur nette monter d’un cran, après n’avoir comptabilisé essentiellement aucun changement entre l’enquête de 2016 et celle de 2019 (graphique 1 de la première page).

Graphique 3 : Les bienfaits de vieillir

Pour les ménages les plus jeunes, les gains sont sans précédent. La valeur nette des ménages de moins de 35 ans a quasiment triplé depuis la dernière enquête, en 2019. Cette valeur nette avait par ailleurs fait essentiellement du surplace pour cette cohorte depuis le tournant du siècle (soit au début de la série). Si les données empêchent d’établir des correspondances générationnelles parfaites, les chiffres laissent entendre que la génération Z d’aujourd’hui et la lignée plus jeune des milléniaux (soit ceux qui sont captés dans le groupe de <35 ans) misent sur une valeur nette plus élevée que la population des baby‑boomers en 1999 — la plupart étant compris dans le groupe des 35 à 44 ans à l’époque.

Plus généralement, les gains relatifs de la valeur nette ont été les plus fulgurants pour les cohortes les moins riches. Bien que les données soient fractionnées selon l’âge, le quintile du patrimoine ou une autre catégorie sociodémographique traditionnellement défavorisée, le rythme de l’accumulation de la richesse s’inscrit dans les deux chiffres (graphique 4). On relève toujours des variations substantielles dans les niveaux pour l’ensemble des différents facteurs sociodémographiques (graphique 5); toutefois, même cette situation est en train de changer. Traditionnellement, la valeur nette des familles économiques a été nettement supérieure à celle des familles non économiques, surtout pour les ménages plus jeunes; toutefois, ces disparités s’amenuisent rapidement (graphique 6).

Graphique 4 : Les gains les plus importants pour les moins riches; Graphique 5 : Les inégalités parmi les égalités; Graphique 6 : La famille compte (moins)

Les autres indicateurs de la résilience financière font aussi état d’importantes améliorations. Un peu plus de 71 % ont franchi le seuil de la résilience des actifs de trois mois en 2023 par rapport à 67 % en 2019. La récente enquête sur la population active du Canada confirme ces tendances : 29 % des ménages font état de difficultés financières lorsqu’il s’agit de répondre aux besoins en dépenses essentiels, contre un sommet de presque 36 % en 2022.

Il faut reconnaître qu’il s’agit de statistiques du verre à moitié plein ou à moitié vide. Il se peut que la situation s’améliore tendanciellement. Or, les chiffres sont toujours aussi élevés et particulièrement préoccupants pour des ensembles de la population. Par exemple, moins de la moitié des familles monoparentales franchissent ce seuil de la résilience des actifs. Les approches complémentaires comme celles du Financial Resilience Institute font état d’une augmentation des difficultés financières et des défis financiers pour les ménages « extrêmement vulnérables », tout en se penchant aussi sur les interliaisons complexes avec les aspects généraux du bien-être.

LES CHEMINS NE MÈNENT PAS TOUS À LA MAISON

Il n’est guère étonnant que l’immobilier continue de dominer les bilans des ménages. Le logement en pourcentage des actifs médians des ménages a légèrement augmenté à 47,5 % (contre 46 % en 2019), même si la part du logement a en fait baissé, depuis la dernière enquête, pour les ménages plus jeunes. Si l’ensemble des actifs s’est corrigé, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas eu suffisamment de cumul des actifs dans les logements pour ces ménages plus jeunes — parmi lesquels les gains annuels médians ont atteint un rythme de 3,3 % : c’est plutôt en raison de la croissance exceptionnelle des actifs financiers (distincts des régimes de retraite), soit 16 % ( selon le TCAC).

Contrairement à tout le bruissement qui s’est donné libre cours, une part plus importante des jeunes ménages (et des très jeunes ménages) a une participation dans les marchés du logement. Pour les moins de 35 ans, la propriété de la résidence principale a bondi de près de 9 points de pourcentage pour s’inscrire à 44,4 % en 2023 (et à 49,2 % pour toutes les formes d’actifs immobiliers). Une part plus grande des ménages plus jeunes a aussi fait l’acquisition de biens immobiliers secondaires, alors que l’ensemble de la population a accusé un recul. Si la grande majorité des jeunes ménages a financé par emprunt ces achats, l’accumulation des actifs a nettement dépassé l’accrétion de la dette (graphique 2 de la première page). Cette accélération du rythme de la croissance de l’avoir net dans les logements s’exprime dans l’ensemble de la courbe des groupes d’âge, lorsque les emprunts hypothécaires sont progressivement remboursés, comme le confirment les données des comptes nationaux (graphique 7).

Graphique 7 : Les Canadiens ont plus de fonds propres dans leur logement

L’explication ne s’arrête pas à l’immobilier — la croissance des actifs financiers (distincts des régimes de retraite) a été exceptionnelle. La valeur médiane des actifs financiers des ménages hors des régimes de retraite a explosé de 60 % depuis la dernière enquête, ce qui équivaut à un rythme annuel moyen de croissance de 13 %. Même si ces actifs ne représentent que 13 % de l’assiette des actifs du ménage type, les gains financiers comptabilisés depuis 2019 ont représenté 21 % du total des progrès des actifs. C’est un peu étonnant, compte tenu de la combinaison de l’évolution des revenus des ménages (portés par le gouvernement et par les marchés) ainsi que de l’évolution des marchés boursiers au cours de cette période.

Ce sont les ménages plus jeunes qui ont inscrit les gains relatifs les plus importants dans les actifs financiers distincts des régimes de retraite. Malgré une assiette inférieure, la cohorte des moins de 35 ans a quasiment doublé ses actifs financiers depuis 2019 (graphique 8). Même si les microdonnées n’ont pas encore été publiées, Statistique Canada a constaté que les jeunes familles sont plus nombreuses à cumuler la richesse hors de la propriété de la résidence principale. L’agence statistique a déclaré que 15 % des moins de 35 ans qui louaient leur résidence principale et qui n’avaient pas de régime de retraite financé par l’employeur avaient une valeur nette supérieure à 150 000 $. Leur part se chiffrait à 5 % à peine en 2019.

Graphique 8 : Les gains des actifs financiers dans les différents groupes d'âge

ATTENTION AUX LACUNES

Tout n’est pas parfait. On a agité des drapeaux rouges pour les actifs des régimes de retraite. Essentiellement, les actifs des régimes de retraite financés par les employeurs ont fléchi pour la première fois dans les annales de la série, en chiffres agrégés (‑12 %) et selon les valeurs médianes des ménages (qui sont passées de 191 000 $ à 157 000 $) depuis la dernière enquête. On a constaté une contraction des valeurs médianes dans tous les groupes d’âge, malgré l’augmentation de la part des ménages plus jeunes (<45 ans) qui ont ces régimes, ce qui pourrait expliquer certains vents contraires qui ont soufflé sur les baromètres médians. Parmi les ménages plus âgés, la part et la valeur médiane des actifs ont fléchi. Les actifs des régimes de retraite enregistrés ont augmenté marginalement, mais non suffisamment pour garder indemnes les actifs des régimes de retraite privés (graphique 9).

Graphique 9 : Décroissance dans les actifs des régimes de retraite financés par les employeurs

Les locataires permanents sont eux aussi sérieusement exposés aux vulnérabilités financières à long terme. Bien que Statistique Canada n’ait pas encore publié l’ensemble des données à cet égard, ces lacunes sont bien canalisées depuis un certain temps. On ne peut pas se tromper en affirmant que les différentiels se sont détériorés depuis les dernières données publiées par rapport à l’appréciation de la valeur nette des propriétaires de logements et à l’ascension des prix des loyers, qui grugent le revenu disponible. Au Canada, l’incapacité à gravir les échelons du marché du logement dans les premières années a traditionnellement un impact aggravant sur la sécurité financière dans les années de la préretraite. La causalité est beaucoup plus complexe; or, l’effet ultime est flagrant : Statistique Canada fait observer qu’un ménage en préretraite qui a une résidence principale et un régime de retraite financé par l’employeur avait une valeur nette médiane de 1,4 million de dollars, contre 11 900 dollars à peine pour les ménages qui n’ont ni l’une ni l’autre.

SANS CILLER

L’humeur reste morose, et ces données n’auront pas pour effet de l’apaiser. Les Canadiens sont toujours préoccupés par l’ensemble des enjeux économiques, sociaux et géopolitiques réels et perçus. Or, les ménages et les décideurs ne peuvent probablement pas compter sur une répétition de cet instantané de 2023. Une multitude de facteurs liés à la pandémie expliquent les nombreux facteurs de la création des revenus et de la richesse, ainsi que les circonstances exceptionnelles qui ont modéré l’endettement. Puisque les facteurs pandémiques décrochent, l’accumulation de la richesse s’en remettra probablement aux facteurs fondamentaux.

Il serait sage que les décideurs se consacrent à réparer certaines fissures, au lieu de nourrir le mécontentement généralisé. Une liste écourtée comprendrait les nouveaux programmes d’encouragement de l’épargne pour les locataires permanents, la modernisation du paysage des régimes de retraite privés et un meilleur ciblage des transferts des ménages à ceux qui sont les plus vulnérables. Il est également impératif de conforter les facteurs fondationnels de la création d’une richesse durable pour que les ménages canadiens puissent espérer un rappel (s’ils ont été témoins du premier numéro du spectacle).

1 Dans l’analyse précédente, nous avions utilisé les données des bilans du Système de comptabilité nationale (SCN), compte tenu de sa fréquence chronologique (trimestrielle), alors que la plus récente Enquête sur la sécurité financière (ESF) datait de 2019. Le SCN permet d’analyser les tendances macroéconomiques, alors qu’il est préférable de consulter l’ESF pour les points de vue microéconomiques sur les particuliers et les ménages. Toutes les valeurs du rapport sont exprimées en dollars constants de 2023. Les taux de croissance sont calculés d’après un taux annuel composé moyen de croissance entre les périodes de référence.