- Le Canada a douché la semaine dernière ses ambitions immigratoires en adoptant un plan qui donnerait une légère contraction de la population sur les deux prochaines années.
- Notre réaction immédiate remet en cause les aspects pratiques et les probabilités de ce scénario de population, ce qui nous amène à hésiter à modifier considérablement nos perspectives économiques.
- Puisque nous avons plus de temps pour pondérer les incidences — et rehausser notre avantage dans la modélisation —, nous répliquons ces perspectives. Nous supposons que dans le nouveau scénario de base le plus probable, la croissance de la population se ralentirait plus graduellement que ce que prévoient les plans déclarés, pour s’établir respectivement à 0,9 % et 0,5 % en 2025 et 2026; or, nous ne pouvons pas écarter la possibilité d’un ralentissement plus brusque. Dans la prévision que nous avons publiée avant l’annonce pour la croissance de la population, nous avions chiffré cette croissance à 1,4 % en 2025 et à 0,7 % en 2026, en tenant compte des mesures annoncées auparavant cette année.
- La décélération de la population a sans nul doute pour effet de ralentir la croissance de synthèse dans tous les scénarios. On s’entend généralement sur ce point, du moins sur l’orientation adoptée. Notre analyse modélisée laisse entendre que pour chaque choc de 1 point de pourcentage sur la population, un peu moins de la moitié est compensée par une combinaison des gains de productivité et de salaires et par une légère chute provisoire du taux de chômage. Autrement dit, selon la nouvelle hypothèse la plus probable sur la population, le PIB réel croîtrait de 1,9 % en 2025 et de 2,0 % en 2026, contre 2,1 % et 2,3 % respectivement par rapport à notre prévision référentielle avant l’annonce.
- Notre modèle génère une contraction neutre en chiffres nets de l’offre et de la demande, ce qui laisse essentiellement inchangé l’écart de production. Il n’empêche que les résultats de notre modélisation laissent entendre que d’autres canaux relatifs aux salaires pourraient sous‑tendre les pressions inflationnistes dans des scénarios plus ambitieux d’attrition de la population.
- Une plus forte contraction de la population, de concert avec les plans du gouvernement, pourrait hausser considérablement les pressions qui pèsent sur les salaires, ce qui pourrait être suffisamment inflationniste pour modifier nos prévisions sur le parcours des taux d’intérêt — au rythme d’un moins grand nombre de baisses de taux de 25 à 50 points de base sur l’horizon prévisionnel. Par contre, notre parcours estimatif de la population nous amène à considérer simplement ces pressions comme des risques de hausse pour notre pronostic actuel sur les taux.
- Il ne fait aucun doute qu’un redressement de la croissance de la population est de mise à moyen terme. Une croissance de la population de l’ordre d’un peu moins de 1 % par an a probablement pour effet d’harmoniser la capacité d’absorption de l’économie avec les frictions d’un redressement à l’heure où les entreprises s’adaptent aux réalités nouvelles.
- Or, les plans d’immigration manquent toujours d’ambition pour ce qui est de leur concordance avec le déverrouillage de l’investissement essentiel des entreprises. Un rajustement de la population redresse orientationnellement la trajectoire de la productivité du Canada; or, seule une intervention plus vigoureuse des entreprises nous place sur la bonne voie. Il y a toujours un vide dans les idées.
LA CORRECTION DU PARCOURS
Le gouvernement fédéral du Canada a annoncé la semaine dernière qu’il avait l’intention de freiner brusquement les chiffres de l’immigration. Ses plans donneraient lieu — à eux seuls — à une légère contraction de la croissance de la population sur les deux prochaines années (‑0,2 % par an), avant de recommencer à croître modérément en 2027 (0,8 %). Nous avons déjà sondé la probabilité de ce brusque choc sur la croissance de la population. Nous nous sommes penchés sur un ensemble de scénarios de mises en œuvre, soit aussi bien la réalisation des plans annoncés que les retards dans leur exécution. Nous avons prudemment conclu que si on ne peut pas rejeter complètement les plans déclarés, un scénario plus probable porterait sur un des décalages et des insuccès dans la mise en œuvre des mesures qui donnerait des taux de croissance de la population de l’ordre de 0,9 % et de 0,5 % respectivement en 2025 et 2026.
À L’INTÉRIEUR DE LA BOÎTE NOIRE
Dans cette note, nous examinons plus en profondeur les incidences économiques potentielles de ces différents parcours. Nous priorisons deux de nos précédents scénarios de la population (encadré 1) et nous soumettons ces scénarios au bloc canadien du modèle macroéconomique de la Banque Scotia afin de mieux analyser les facteurs — soit à la fois les vents contraires et les vents favorables — des parcours de la croissance, de l’inflation et des taux d’intérêt à venir. Nous faisons appel à une approche de contrôle de moindre choc ainsi qu’à notre cas de base (ou de contrôle) avant l’annonce des plans, ce qui correspond à nos plus récentes prévisions. Il s’agit essentiellement d’un scénario qui prévoit un atterrissage en douceur : entre autres, l’inflation frôle durablement la cible, ce qui permet de continuer d’abaisser les taux d’intérêt et par le fait même de déverrouiller finalement un rebond progressif de l’activité économique. (Il faut noter que nous n’avons pas encore intégré dans notre référentiel, en raison des fortes incertitudes, les impacts potentiels des résultats de la présidentielle américaine.)
Encadré 1 : Les détails des scénarios de la population
- Plans annoncés et effets décalés : Le gouvernement est essentiellement limité aux leviers déjà codifiés dans les changements apportés aux programmes. Essentiellement, le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) porte, par le truchement de son étude d’impact sur le marché du travail (EIMT), l’endiguement des visas de travail. Le PTET représente 20 % de l’ensemble des permis de travail en circulation, alors que le courant de l’EIMT constitue la moitié de ce chiffre, soit à peine 10 % de l’ensemble des permis de travail. En raison des barrières et des limitations administratives, le nombre de visas de travail délivrés ne pourra commencer à baisser qu’au début de 2025. Le nombre de visas de travail délivrés baisserait de 4 % en 2025 et de 11 % encore en 2026, ce qui donnerait un taux de croissance de la population de l’ordre de 0,9 % et de 0,5 % respectivement en 2025 et 2026. Ce scénario représente notre « estimation la plus juste » du référentiel de la population, par rapport au scénario référentiel avant l’annonce de 1,4 % et de 0,7 %.
- Plans annoncés : Le gouvernement lance et exécute ambitieusement l’attrition essentiellement de concert avec les intentions déclarées dans son nouveau plan d’immigration. En fait, 70 % des titulaires actuels de visa dans ce pays reconduiraient leur visa, deviendraient des résidents permanents ou quitteraient le pays, contre un taux d’expiration historique de l’ordre de 30 % à 40 %. La croissance de la population s’effondrerait à -0,2 % par an sur les deux prochaines années conformément aux plans déclarés du gouvernement. À nos yeux, ce scénario est envisageable, mais improbable.
LE CHOC, LA STUPEUR ET LA DOULEUR DES CONTRACTIONS DE LA POPULATION ACTIVE
Dans les deux scénarios, la production potentielle est plus faible que dans notre référentiel d’avant l’annonce. Il va de soi que la principale raison est le canal affaibli de l’offre de travailleurs, léthargique, bien que l’effet de son affaiblissement n’est pas équivalent sur le PIB potentiel. Il faut se rappeler que la production potentielle est fonction des heures de travail au point d’équilibre multipliées par la productivité tendancielle; une baisse de la population ferait donc souffler des vents contraires sur la production potentielle. Or, la productivité augmente, du moins à moyen terme, par simple calcul. La productivité de la population active est fonction de la productivité factorielle totale (PFT) et du ratio du capital/population active. En supposant qu’il n’y a pas d’impact considérable sur la PFT, l’approfondissement du capital découle automatiquement d’une réduction de l’offre de travailleurs, en supposant que le stock de capitaux est constant à court et à moyen termes. Notre modèle laisse entendre que le tiers environ de l’effet négatif du choc de la population sur la production potentielle serait effacé par ces gains de productivité.
Le PIB réel est lui aussi affaibli. Le choc de la population entraîne obligatoirement le fléchissement de la demande, puisqu’il y a moins de consommateurs par rapport au référentiel d’avant l’annonce. Encore une fois, l’impact sur le PIB n’est pas équivalent, puisqu’une compensation partielle est attribuable aux gains de productivité, à une modeste baisse du taux de chômage et à une augmentation des salaires. La hausse du taux de chômage au cours de l’année écoulée s’explique en partie par la forte croissance de la population, puisque la croissance de la population active l’emporte sur les gains de l’emploi; de même, nous nous attendrions aujourd’hui à ce que le fléchissement de la croissance de la population produise l’effet contraire sur le taux de chômage. Le quasi‑plein‑emploi sur le marché du travail, l’accroissement de la productivité et la baisse de l’offre de travailleurs pèseraient à leur tour sur les salaires, feraient augmenter les revenus et stimuleraient la consommation, ce qui masquerait en partie l’impact négatif du choc de la population sur le PIB réel. Une récente décomposition des microdonnées sur les salaires dans le cadre de l’Enquête sur la population active par la Banque du Canada démontre l’effet atténuant des salaires des résidents temporaires sur l’ensemble de la croissance des salaires depuis le début de 2023 (graphique 1).
L’effet net donnerait une perte nette de l’ordre de ~ 0,6 point de pourcentage de la production pour chaque choc de 1 point de pourcentage de la population (tableau 2). Alors que notre référentiel d’avant l’annonce prévoit une production réelle de 2,1 % et de 2,3 % en 2025 et 2026, ce qui concorde avec nos hypothèses sur la croissance de la population, soit 1,4 % et 0,7 %, un choc de population vigoureux (plans annoncés) donnerait un taux de croissance de l’ordre de 1,6 % et de 1,7 % sur le même horizon prévisionnel. Or, notre nouveau scénario référentiel estimatif, qui fait intervenir un moindre choc plus probable sur la population, génère un taux de croissance du PIB réel d’environ 1,9 % et 2,0 % respectivement en 2025 et 2026. Il s’agit toujours d’une différence importante, mais dont l’ampleur pourrait plausiblement être écrasée par d’autres facteurs exogènes (comme l’activité économique américaine plus vigoureuse que prévu, par exemple, ou bien entendu le résultat de la présidentielle américaine).
L’écart de production devrait rester essentiellement inchangé dans tous les scénarios. Le choc de la population viendrait généralement éroder le PIB potentiel conséquemment au choc de l’offre de travailleurs et à la compensation de la productivité. Or, une contraction de la demande masquerait largement l’effet produit sur l’écart de production puisque l’offre et la demande s’ajustent toutes deux au même rythme en raison du caractère attendu et graduel du choc de la population, ce qui permet à la demande de s’adapter dans le même temps.1 Dans le débat qui se donne libre cours, on se demande si la consommation se contracte plus rapidement que l’offre selon le principe qui veut que la consommation par habitant des résidents temporaires soit inférieure à celle du reste de la population. Il s’agit d’une considération valable — même si les données sont limitées; or, d’après le chiffre d’environ 1,1 million de travailleurs temporaires comptés dans l’Enquête sur la population active par rapport à 3 millions de résidents temporaires au Canada (autrement dit, les deux tiers de la population des résidents temporaires sont des consommateurs, et non des travailleurs), selon l’estimation la plus juste, la nature de l’attrition ne sera probablement pas équivalente. Autrement dit, il se pourrait que le nombre de consommateurs perdus soit supérieur au nombre de travailleurs perdus, en supposant que la consommation par habitant est inférieure par rapport au reste de la population, ce qui pourrait vulnérabiliser le bilan.
Même si l’écart de production devait rester essentiellement inchangé, les pressions qui pèsent sur les salaires pourraient à juste titre donner lieu à de légères pressions inflationnistes. L’importance relative de ces pressions est conditionnée à l’ampleur du choc. Dans notre référentiel d’avant l’annonce, l’inflation atteint durablement le point médian de 2 % de la Banque du Canada au milieu de 2025. L’impact inflationniste potentiel du nouveau référentiel « estimatif », soit le parcours graduel de la population, est relativement modeste, ce qui décale peut-être ce délai d’environ un trimestre. L’impact modélisé qui s’ensuit sur le taux directeur serait lui aussi relativement modeste (8 et 15 points de base de plus, respectivement, en 2025 et 2026 par rapport à la prévision référentielle d’avant l’annonce). Pratiquement, et isolément, ces impacts ne changeraient pas nécessairement notre pronostic sur les taux, puisqu’ils s’inscrivent dans une fourchette d’incertitudes prévisionnelles, alors qu’ils sous‑tendraient un risque de hausse de l’inflation — qui viendrait s’ajouter à une liste déjà longue, qui nous oblige à rester prudemment sur nos gardes.
Le parcours plus ambitieux de la consolidation de la population (selon les plans annoncés) pourrait à juste titre donner une baisse plus graduelle du taux à un jour. L’estimation modélisée laisse entendre qu’il faudrait un autre durcissement de 20 points de base par rapport aux projections actuelles du taux directeur pour compenser les pressions inflationnistes supplémentaires dans les canaux des salaires et un écart de 40 points de base jusqu’en 2026. En fait, il faudrait écarter une ou deux baisses projetées des taux d’intérêt sur les 18 prochains mois. À nouveau, nous ne pensons toujours pas que ce rythme de croissance de la population est crédible, sans toutefois écarter complètement le risque d’une décélération plus rapide qu’attendu et qui accompagnerait ces risques.
LA PRODUCTIVITÉ, CE N’EST PAS TOUT, MAIS À LONG TERME, C’EST PRESQUE TOUT
D’autres indicateurs pourraient ressortir positivement à première vue. On s’attendait déjà à ce que les baromètres par habitant — qu’il s’agisse du PIB ou de la consommation — rebondissent malgré leurs récents creux. On s’attendait à la fois à un ralentissement déjà prévu de la population, à une légère amélioration de l’investissement des entreprises grâce à la baisse des taux d’intérêt et à une meilleure intégration de la population active après son établissement, ainsi qu’à une réaffectation de la population active portée par le marché pour constater un retour à la croissance dans l’ensemble de ces baromètres par habitant. Un ralentissement même plus brusque de la population accentuerait légèrement cette reprise (graphiques 2 et 3), ce qui s’expliquerait essentiellement par les gains de productivité.
Ce basculement, qui serait une bonne nouvelle, paraît toutefois moins idyllique lorsqu’on l’analyse en adoptant un point de vue plus vaste. L’amélioration de la dérive rien que par rapport à l’évolution de la population serait insuffisante pour réduire considérablement les déficits de productivité et donner lieu ultimement à d’importants gains du bien-être à la longue. Malgré le scénario moins probable des plans annoncés, les baromètres par habitant resteraient inférieurs à leur pic du T2 de 2022.
Il y a des lueurs d’espoir. Si les gains de productivité et l’amélioration des salaires évoluent universellement dans le même sens pour la production, ils se concurrencent quand il s’agit des frais opérationnels. Dans les scénarios plus ambitieux de contraction de la population, les gains de productivité sont de plus en plus écrasés sous les pressions salariales, de sorte que l’écart des coûts unitaires de la main-d’œuvre (CUMO) se réduit plus lentement dans les contractions plus subites de l’offre de travailleurs. En clair, chaque travailleur produit plus, mais a aussi accès à des salaires supérieurs dans un marché du travail de plus en plus proche du plein‑emploi.
C’est ce qui devrait faire basculer, en théorie, le coût relatif de la main-d’œuvre et le capital en faveur des investissements infrastructurels absolument nécessaires pour induire une augmentation de l’investissement des entreprises. Mais est‑ce suffisant? Surtout lorsqu’il faut affronter les vents contraires que fait souffler l’incertitude, qu’ils soient locaux ou mondiaux, et économiques ou géopolitiques, ainsi que les frais de financement de plus en plus élevés (dans le scénario de la contraction annoncée de la population)?
LA CIBLE EST BONNE. ON NE PEUT EN DIRE AUTANT DES DÉLAIS (ET DES CHAÎNONS MANQUANTS)
Un ralentissement de la population est une étape probablement nécessaire, mais insuffisante pour déverrouiller une amélioration de la productivité au Canada. Un plan d’immigration complet aurait non seulement pour effet de confirmer les chiffres, mais pèserait aussi sur le potentiel économique des nouveaux arrivants. Le rythme du redressement amènerait aussi les forces du marché à absorber certains impacts potentiellement délétères des brusques dislocations. Les plans du gouvernement ne nous placent pas sur cette voie; or, les considérations pratiques nous y mènent probablement. Nous penchons toujours en faveur de notre parcours « estimatif » plus modéré pour les projections de la population et les impacts économiques qui s’ensuivent. Dans un environnement d’incertitude politique encore une fois accrue, nous devrions rogner modestement nos prévisions de production, en restant fidèles à la ligne adoptée sur les prévisions de l’inflation et les taux d’intérêt.
Il manque toujours un élément essentiel du casse‑tête des politiques. Essentiellement, le plan d’immigration devrait être étoffé par une stratégie tout aussi ambitieuse pour déverrouiller les investissements des entreprises — responsabilité commune parmi les milieux d’affaires et les différents paliers de gouvernement. Dans les premières phases de la pandémie, nous avions réclamé une subvention complémentaire limitée dans le temps pour accélérer l’investissement des entreprises en évitant de sélectionner les gagnants. Ces luxes financés par la dette sont probablement (budgétairement) révolus depuis longtemps; or, si le gouvernement pense sérieusement à l’attrition de la population selon le point de vue de la productivité à long terme, il se pourrait qu’il doive repenser l’affectation des ressources afin de s’assurer que les programmes d’incitation à l’investissement compensent les résultats négatifs plus immédiats de la contraction de la population.
Même si ces plans ne remportent pas les suffrages ou ne permettent pas de convaincre l’opinion publique, il pourrait s’agir de la potion amère que les Canadiens devront avaler.
1 Notre MMMBS est prospectif. Les agents économiques adaptent peu à peu leur comportement aujourd’hui en prévision de demain.
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