Deanna Bowen est sur une belle lancée depuis environ un an. L’artiste multidisciplinaire établie à Montréal, qui a passé plus de 20 ans à se demander comment dépeindre son expérience de personne noire au Canada, a vu son travail consacré deux fois plutôt qu’une, puisqu’en plus du Prix de photographie Banque Scotia – le plus grand et prestigieux prix de photographie décerné par des pairs au Canada –, elle a reçu un Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques.
« Au moment où j’ai reçu le prix du Gouverneur général l’an dernier, j’étais engagée dans une critique en profondeur de la culture et de la politique canadienne, alors ça m’a surprise. Je m’attaquais sans détour à Vincent Massey, qui a été président du Musée des beaux-arts du Canada et a jeté les bases du Conseil des arts du Canada, et puis j’ai gagné ce prix », a dit Mme Bowen dans une entrevue parue dans Perspectives.
« Faire de l’art politique n’est pas dans la norme au Canada, c’est donc encore plus spécial d’obtenir cette marque de reconnaissance au niveau fédéral, de la part d’un jury de mes pairs, et d’être choisie parmi une cohorte d’artistes à prédominance racisée » a-t-elle ajouté.
Ce mois-ci, Mme Bowen a reçu le Prix de photographie Banque Scotia 2021 soulignant la contribution exceptionnelle à l’art contemporain et à la photographie d’artistes en milieu de carrière ou dans leur phase de maturité. « Ce titre représente un tremplin qui me fait prendre plus de place sur une scène où tout vise à rétrécir les choses et me donne l’envergure pour rejoindre une communauté internationale et aller à la rencontre d’artistes noirs autour du globe, a également souligné Mme Bowen. C’est une contribution majeure à mes efforts pour réécrire l’histoire culturelle canadienne. »
Photo : Choo Choo Williams at the Harlem Nocturne (Choo Choo Williams au Harlem Nocturne), 2019. Civic Billboard, au coin des rues Fraser et Kingsway, à Vancouver (Colombie-Britannique). © Deanna Bowen.
« Nous sommes incroyablement fiers d’avoir choisi Deanna Bowen comme lauréate du Prix de photographie Banque Scotia, souligne Laura Curtis Ferrera, chef du Marketing à la Banque Scotia. L’art de Deanna raconte un récit important sur notre pays et son histoire en nous faisant pénétrer plus en profondeur dans son monde. Depuis plus d’une décennie, la Banque Scotia contribue à célébrer la vision créative et les réalisations des meilleurs photographes du pays, et nous sommes heureux d’ajouter Deanna à cette liste. »
Le prix, cofinancé par la Banque Scotia et le photographe canadien Edward Burtynsky, est assorti d’un montant de 50 000 $, d’une exposition solo en vedette pendant l’édition 2022 du Festival de photo CONTACT Banque Scotia au Ryerson Image Centre et d’un livre sur son œuvre publié et distribué à l’échelle mondiale par l’éditeur allemand Steidl. Les finalistes – Annie MacDonell, de Toronto; Dawit L. Petros, de Montréal; et Greg Staats, de Toronto/Six Nations de la rivière Grand (Ontario) – recevront 10 000 $ chacun. Les jurés de cette année étaient : Edward Burtynsky, président du jury; Sophie Hackett, conservatrice, Photographie, Musée des beaux-arts de l’Ontario; Dr Kenneth Montague, collectionneur et conservateur; et Brian Sholis, directeur de publication, conservateur et auteur.
Mme Bowen, qui détient une maîtrise en arts de la Faculté Daniels de l’Université de Toronto, a été récipiendaire d’une bourse des composantes Recherche et création du Conseil des arts du Canada en 2018, d’une bourse en arts médiatiques du Conseil des arts de l’Ontario en 2017, d’une bourse de recherche de la John Simon Guggenheim Memorial Foundation Fellowship en 2016 et du prix William H. Johnson de 2014. Ses écrits, ses entrevues et ses œuvres ont été publiés dans la revue Canadian Art et d’autres publications, et elle a été rédactrice en chef de la publication de 2019 Other Places: Reflections on Media Arts in Canada (Autres lieux : réflexion sur les arts médiatiques au Canada). Elle est représentée par la galerie MKG127.
Mme Bowen, descendante de familles de pionniers noirs de l’Alabama venues s’établir à Amber Valley et à Campsie, en Alberta, a déclaré qu’elle s’est essentiellement bâti une carrière en parlant de sa famille, dont elle a retracé les origines aux esclaves du Sud des États-Unis de la période d’avant la guerre civile, et de ses liens avec les quartiers de Hogan’s Alley et Black Strathcona de Vancouver. Sa vidéo de 2017, We Are From Nicodemus (Nous sommes de Nicodemus), opère une fusion entre l’art et le documentaire pour raconter l’histoire de la migration afro-américaine vers les Prairies canadiennes à travers les liens familiaux. Avec les années, son travail a évolué du documentaire vidéo à une cartographie complexe des relations de pouvoir tirée de ses recherches dans les archives publiques et privées.
Photo : Deanna Bowen, artiste multidisciplinaire établie à Montréal, a reçu le Prix de photographie Banque Scotia 2021 pour sa contribution exceptionnelle à l’art contemporain et la photographie apportée par les artistes en milieu de carrière ou dans leur phase de maturité.
Les graines du travail actuel de Mme Bowen ont été semées lorsque ses recherches lui ont permis de trouver des documents au sujet de l’arrivée à Edmonton du premier groupe d’hommes libres de l’Oklahoma et de la pétition de la chambre de commerce d’Edmonton et des hommes d’affaires de la ville pour inciter le premier ministre Wilfrid Laurier à dissuader les Afro-Américains de s’y établir. Laurier a accepté et a signé un décret en conseil barrant le chemin aux Noirs cherchant à s’établir au pays.
« Les nombreuses lettres écrites en appui à la pétition insistaient sur le fait que les Blancs commençaient à s’agiter et que si le gouvernement canadien n’intervenait pas, des lynchages s’ensuivraient », a noté Mme Bowen, dénonçant une période d’hostilité méconnue des Canadiens.
Cette pétition a servi de point de départ à la création d’œuvres sur la migration vers le Canada des lois ségrégationnistes et du Ku Klux Klan. C’est en cours d’installation d’une de ces œuvres en 2017 qu’un nom sur la pétition – Barker Fairley – a capté l’attention d’une personne qui y participait. L’Anglais Barker Fairley était un érudit connu spécialisé en art et en littérature allemande, un professeur et un fervent adepte des peintres paysagistes du Groupe des Sept.
Mme Bowen raconte que dès lors, son travail a été façonné par une question bien précise : que signifie le fait que Fairley ait signé la pétition pour l’identité culturelle canadienne, et pour les artistes du Groupe des Sept et leurs œuvres? Sa plus récente œuvre, Black Drones in the Hive (Faux bourdons noirs dans la ruche), qui a été exposée à la Kitchener-Waterloo Art Gallery, montre l’histoire d’une communauté aussi réelle que prospère de personnes noires formée d’anciens esclaves des États-Unis et ayant existé jusque dans les années 1920, en juxtaposition avec le Groupe des Sept et les liens des artistes avec la région de Kitchener-Waterloo.
Photo : Black Drones in the Hive, Chapter 3 – Slave Trade (Faux bourdons noirs dans la ruche, chapitre 3 – La traite des esclaves), 2020. Impressions jet d’encre de photos d’archives sur papier photo dans des cadres noirs en bois naturel émaillés. © Deanna Bowen. (Photo : Toni Hafkenscheid.)
« Cela crée un dialogue entre l’histoire et les artistes du Groupe des Sept et leur peinture, ce qui permet d’examiner comment l’absence de protagonistes perpétue l’image imaginaire coloniale romantique de ce vaste paysage vide d’êtres humains et donc mûr pour l’exploitation, alors que mon travail montre à quel point ces lieux étaient habités par une population dense et diverse », a expliqué Mme Bowen.
Le prochain projet de Mme Bowen consistera en une installation autour de la façade du Musée des beaux-arts du Canada d’images et de documents rappelant sa démarche antérieure, combinée au fruit d’autres recherches sur les premières années fondatrices du Musée dans ses rapports avec l’Empire britannique. « Nous avons tendance à oublier que ce sont les enfants de la Reine Victoria qui ont ouvert le Musée, tout comme la relation entre l’Empire britannique et le Canada », a fait remarquer Mme Bowen.
Déterrer le passé est un travail douloureux, a reconnu Mme Bowen, mais il comporte aussi des bienfaits. L’un d’eux est de pouvoir travailler avec des collègues comme Crystal Mowry, conservatrice en chef de l’œuvre Black Drones in the Hive. Mme Mowry a proposé la candidature de Mme Bowen pour le Prix de photographie Banque Scotia, qui, selon cette dernière, est une consécration qui les honore l’une et l’autre.
« Je n’aurais jamais pu créer mes œuvres les plus récentes sans elle. Avoir eu une conservatrice noire pour traverser ces périodes très difficiles de l’histoire canadienne et affronter l’effacement des corps noirs m’a beaucoup touchée. Ça a changé nos vies à toutes les deux », a-t-elle dit.
« Obtenir le Prix de photographie Banque Scotia pour un travail qui dérange à ce point est ahurissant, mais je suppose que c’est dans l’air du temps, avec le soulèvement politique des nationalistes de droite dans le monde. Je remercie le jury d’avoir reconnu la difficulté du travail, car c’est quelque chose de profondément traumatisant », a souligné Mme Bowen.
Photo de couverture : Black Drones in the Hive, Chapter 2 – Abolition (Faux bourdons noirs dans la ruche, chapitre 2 – L’abolition), 2020. Impressions jet d’encre de photos d’archives sur papier photo dans des cadres noirs en bois naturel émaillés. © Deanna Bowen. (Photo : Toni Hafkenscheid.)